La qualification d’Haïti pour la Coupe du Monde de la FIFA 2026 devrait être un moment de célébration nationale sans retenue. C’est un exploit remarquable pour un pays qui subit depuis trop longtemps une adversité incessante — instabilité politique chronique, violence des gangs, effondrement économique et catastrophes naturelles à répétition. Pourtant, ce triomphe arrive enveloppé d’une ironie douloureuse : Haïti s’apprête à fouler la scène mondiale sans disposer, chez elle, de véritables infrastructures footballistiques.
Le contraste est brutal et troublant. La compétition de football a pratiquement disparu à l’intérieur du pays. Le Camp Sportif de Croix-des-Bouquets, le Stade Sylvio Cartor, jadis symbole de fierté sportive et théâtre de victoires nationales mémorables, est aujourd’hui sous contrôle de groupes armés. Des stades conçus pour le sport ont été transformés en camps de fortune pour des milliers de déplacés internes fuyant la violence urbaine. Le sort du Centre Dadadou, autrefois centre névralgique du football haïtien, demeure incertain. Pendant ce temps, la grande majorité des joueurs de l’équipe nationale est née à l’étranger ou s’est formée dans des championnats étrangers — un témoignage non pas d’un choix stratégique, mais d’une nécessité imposée par l’absence totale de structures locales.
Et pourtant, le football survit en Haïti grâce à la passion indéfectible de supporters qui refusent de laisser mourir le rêve. Pour eux, cette qualification dépasse le simple cadre sportif : elle incarne la dignité, la résilience et la fierté nationale enracinées dans l’histoire glorieuse d’Haïti, première république noire au monde, née de la victoire des esclaves insurgés contre l’esclavage et le colonialisme. Face au chaos ambiant, le football devient un fil d’espoir, un rappel de ce qu’Haïti a été — la perle des Antilles — et de ce qu’elle pourrait redevenir.
Promesses faites, stades jamais construits
Mais l’espoir ne bâtit pas des stades. Les discours passés de la FIFA résonnent aujourd’hui comme un écho creux face à la réalité. L’instance mondiale du football avait un jour salué, non sans une certaine ironie, les « 25 stades virtuels » d’Haïti — une formule euphémique qui masquait l’absence criante d’infrastructures réelles. À présent, les appels renouvelés pour construire de nouveaux stades en Haïti frisent presque le ridicule. Beaucoup ont promis ; bien peu ont tenu parole — un schéma tragiquement reproduit par l’élite politique haïtienne au fil des décennies.
Prenons l’exemple du projet « Toup Pou Yo » (Un stade pour eux), une initiative ambitieuse portée par un passionné du ballon rond, ancien joueur international et ex-sénateur de l’Ouest, Patrice Dumont. Malgré une sincère volonté et un engagement personnel réel, le projet n’a jamais décollé, faute de soutien institutionnel, de financement adéquat et de volonté politique. Comme tant d’autres efforts bien intentionnés avant lui, il reste inachevé — un monument de plus au cycle haïtien des promesses brisées et des rêves avortés.
Ce cycle n’a rien d’un hasard. Le leadership politique haïtien entretient depuis des générations une culture pernicieuse d’impunité, de corruption institutionnalisée, d’incompétence manifeste et de soumission aux puissances extérieures. Les projets d’infrastructure stagnent indéfiniment ou disparaissent purement et simplement dans les méandres bureaucratiques, pendant que les ressources publiques sont systématiquement détournées ailleurs — souvent dans les poches des bien-connectés. Le résultat est un pays paradoxalement riche de talents exceptionnels et d’une histoire héroïque, mais cruellement privé des structures essentielles pour faire éclore ces talents sur sa propre terre et leur permettre de s’épanouir localement.
Gloire de la diaspora, détresse locale
La qualification de 2026 diffère fondamentalement de la première participation historique d’Haïti à la Coupe du Monde en 1974, sous la direction légendaire d’Antoine Tassy. À cette époque, l’équipe nationale était essentiellement formée localement, composée de joueurs évoluant dans le championnat national, sans implication majeure de la diaspora. Des noms comme Emmanuel Sanon, qui inscrivit le premier but contre l’Italie, ou Philippe Vorbe, restent gravés dans la mémoire collective comme symboles d’une époque où Haïti pouvait encore produire et développer ses propres talents.
Aujourd’hui, le succès footballistique haïtien est largement porté par la diaspora — des joueurs talentueux nés et formés à l’étranger, principalement aux États-Unis, en France et au Canada, qui portent avec fierté les couleurs bleu et rouge. C’est une bénédiction, certes, et nous devons célébrer leur attachement à leurs racines. Mais cette réalité soulève aussi des questions douloureuses et inconfortables sur l’état du pays.
Comment une nation peut-elle véritablement se reconstruire lorsque tant de ses cerveaux, de ses talents et de ses forces vives vivent et s’épanouissent ailleurs ? Quelle forme de fierté peut durer authentiquement lorsque ceux qui célèbrent depuis l’étranger savent pertinemment que leurs compatriotes restés au pays affrontent quotidiennement l’insécurité généralisée, les rêves systématiquement volés, l’effondrement total du système éducatif, la déliquescence du système de santé, et un appareil judiciaire qui n’offre ni protection aux citoyens honnêtes ni justice aux victimes ?
Les contributions de la diaspora haïtienne — estimées à plus de 3 milliards de dollars annuellement en transferts de fonds — sont inestimables et constituent souvent la bouée de sauvetage de millions de familles. Mais ces contributions ne sauraient remplacer une véritable transformation structurelle du pays. Une authentique renaissance nationale exige infiniment plus que des transferts d’argent réguliers et des visites ponctuelles pendant les vacances — elle exige un leadership visionnaire et courageux qui place résolument le bien-être de tous les Haïtiens, sans exception, au-dessus des intérêts étroits d’une minorité privilégiée et prédatrice.
Un appel à plus qu’une simple célébration
La qualification d’Haïti pour la Coupe du Monde 2026 mérite pleinement d’être célébrée avec enthousiasme. Les joueurs qui ont sué sur les terrains, les entraîneurs qui ont élaboré les stratégies, et les supporters qui ont vibré à chaque match méritent reconnaissance, respect et gratitude. Mais célébrer sans réfléchir profondément serait incomplet et même irresponsable. Ce moment historique doit impérativement servir aussi de rappel brutal de tout ce qui reste à accomplir pour bâtir une Haïti digne de ses enfants.
Si la FIFA est réellement et sincèrement engagée à soutenir le développement du football en Haïti, qu’elle dépasse enfin les communiqués de félicitations convenus et les déclarations de bonnes intentions pour apporter un appui technique et financier concret à la reconstruction urgente des infrastructures sportives. Qu’elle affecte des ressources spécifiques pour la réhabilitation des stades occupés, la construction de nouveaux centres de formation, et l’établissement de programmes de développement de la base.
Si l’élite politique haïtienne — celle-là même qui a systématiquement pillé et appauvri le pays — souhaite maintenant revendiquer une part de cette fierté nationale, qu’elle la démontre concrètement par une gouvernance enfin transparente et responsable, des investissements massifs et soutenus dans les programmes sportifs pour la jeunesse défavorisée, et la construction effective d’espaces sûrs et équipés où les jeunes Haïtiens peuvent réellement jouer, s’entraîner et rêver d’un avenir meilleur.
Et si la diaspora haïtienne veut entretenir un lien authentique et profond avec « Lakay » (la maison-mère), que ce lien émotionnel se traduise aussi par un plaidoyer politique constant et organisé pour la responsabilité institutionnelle, l’établissement d’un véritable État de droit, la justice sociale, et les réformes structurelles profondes dont Haïti a désespérément et urgemment besoin pour sortir enfin du cercle vicieux de la pauvreté et de l’instabilité.
Le moment de vérité
Haïti ira à la Coupe du Monde 2026 — c’est désormais acquis. La vraie question existentielle qui se pose à tous les Haïtiens, où qu’ils soient, est la suivante : ce moment historique servira-t-il de catalyseur puissant pour un changement réel et durable dans la gouvernance et le développement du pays, ou restera-t-il simplement un autre exploit sportif magnifique mais éphémère, bâti sur des fondations nationales qui n’existent pas et ne laissant derrière lui que désillusion et amertume ?
Le monde entier aura les yeux rivés sur Haïti en 2026. Ce sera une vitrine sans précédent. Le peuple haïtien, celui qui souffre dans les bidonvilles de Port-au-Prince comme celui qui réussit dans les métropoles américaines, mérite infiniment mieux que des « stades virtuels » dérisoires et des promesses politiques systématiquement vides. Il mérite de vrais terrains de jeu accessibles dans chaque commune, de vraies opportunités économiques pour la jeunesse, un véritable leadership national intègre et compétent, et des institutions qui fonctionnent réellement au service du bien commun.
Tout autre chose ferait tragiquement de cette qualification historique un rappel doux-amer de ce qui pourrait être — un pays prospère et fier — et de ce qui, malgré tout le talent et le courage de son peuple, ne l’est toujours pas par la faute d’une élite irresponsable et d’une communauté internationale souvent complice par son inaction.
Ayiti pap peri. Men fòk nou tout travay ansanm pou bati l.
(Haïti ne périra pas. Mais nous devons tous travailler ensemble pour la bâtir.)
Pierre Richard Raymond
Le 9 décembre 2025
New York, États-Unis
