Une semaine après l’ordre de confinement forcé imposé par le chef de gang Crisla, la commune de Carrefour demeure figée dans un silence qui ressemble à une mise en quarantaine sociale. Les rues habituellement bruyantes sont devenues des couloirs vides. Le marché de Thor a perdu son tumulte. Les écoles ont fermé leurs portes. Dans certains quartiers, même le bruit des moteurs s’est éteint. La population vit sous « un ordre qui n’a jamais été voté, mais qui s’applique mieux que n’importe quelle loi », confie un habitant de Mahotière 75. Depuis plusieurs mois, Crisla étend son influence jusqu’à exercer une autorité absolue sur des pans entiers de la commune. « Chez nous, la Constitution ne circule plus. Ce sont les balles qui décident », affirme une commerçante de Bizoton, regrettant que « même la peur semble avoir peur » à Carrefour.
L’ordre donné la semaine dernière — « rete lakay nou pou yon bon tan » — a transformé la commune en zone morte. Et quand une population est privée de travail, d’école et de mobilité, la tension s’accumule comme une poudre prête à s’enflammer.
L’ascension vers le centre-ville tourne au carnage
Le jeudi 20 novembre, cette tension a explosé. Dès 5 heures du matin, des centaines d’habitants ont tenté de franchir les barrières invisibles de Crisla pour rejoindre le centre-ville. Pour beaucoup, ne pas se rendre au travail équivaut à ne pas manger. « Nou pa t ka rete ankò. Nou te oblije eseye », raconte un chauffeur de tap-tap blessé lors de la fusillade.
Arrivés bò Palè, les civils se retrouvent pris dans une opération armée dont les contours demeurent flous. Un char blindé, engagé dans la zone, aurait ouvert le feu sur la foule. Les vidéos circulant sur les réseaux sociaux témoignent d’une scène d’horreur : des corps étendus, des cris, des téléphones tombés au sol, capturant les derniers instants de victimes innocentes.
Selon les premiers rapports d’organisations locales, plus d’une centaine de personnes auraient été tuées. Une survivante, encore sous le choc, affirme :
« Yo te tire sou nou tankou bèt. M pa konn kijan m sove. »
Un vide institutionnel qui indigne
Face à la gravité des faits, le Conseil présidentiel de transition (CPT) garde un silence qui suscite l’incompréhension. Ni communiqué officiel, ni appel au calme, ni annonce d’enquête. « C’est un mutisme institutionnel qui frôle l’indécence », estime un politologue interrogé par Un journaliste. Il ajoute :
« Quand l’État ne parle pas, le chaos parle à sa place. »
L’inaction des autorités contraste avec l’ébullition numérique autour d’une vidéo virale d’une TikTokeuse Blackla, partagée depuis le 18 novembre, jour où Haïti validait son billet pour la Coupe du monde 2026. Une euphorie sportive qui masque difficilement la réalité d’un pays fragmenté entre célébration, survie et deuil.
une rupture sécuritaire, où l’État laisse des pans entiers du territoire sous contrôle de groupes armés ; une rupture morale, où la vie du citoyen n’est plus une priorité.
Un ancien officier de la PNH explique sous anonymat :
« On ne peut pas sécuriser la capitale en laissant Carrefour tomber. Cette commune est un poumon démographique, logistique et économique. La perdre, c’est perdre l’équilibre de Port-au-Prince. »
Les organisations de défense des droits humains demandent désormais une commission d’enquête indépendante, nationale ou internationale, pour situer les responsabilités. Elles insistent également sur la nécessité d’un plan humanitaire d’urgence pour soutenir les familles endeuillées et les habitants toujours confinés.
« Si l’État ne reprend pas Carrefour, c’est Carrefour qui finira par avaler l’État », prévient un sociologue de l’Université d’État d’Haïti.
Carrefour n’a pas seulement besoin de sécurité. Elle a besoin d’écoute, de justice, et d’une présence étatique qui ne soit pas une simple signature au bas d’un communiqué tardif. Elle a besoin d’un pays qui refuse que la barbarie devienne une routine.
Godson MOULITE
