« Haïti et le forcing diplomatique du 11 mars 2024 : le spectre de l’alternance de l’interventionnisme militarisé à la démocratie patchée »

Haïti du spectre des pouvoirs de caudillistes a connu l’alternance de l’interventionnisme militarisé à la démocratie pactée dans sa version patchée. En effet, après la chute de la dictature des Duvalier le 7 février 1986, le projet de la démocratie n’arrive pas à dépasser l’autocratie en tenant compte du poids du pouvoir invisible. Il s’agit de mécanismes viciés dans la reproduction de l’autoritarisme inscrit dans le courant de l’État prédateur. Dans cette lignée, la question de la participation citoyenne est de l’ordre d’intention chimérique. On comprend alors les velléités de dévider la Constitution haïtienne du 29 mars 1987 de son contenu en termes de participation en réactivant les vieux référents d’ordre autocratique.

Entre-temps, beaucoup d’États de l’Amérique latine ont franchi la phase de transition de régimes autoritaires aux démocraties quand se privilégient des pactes en lieu et place de la participation. D’autres facteurs interviennent en soubassements à un gouvernement (sous gouvernement pour mieux dire), apparenté pour les néo marxistes au gouvernement de l’économie, au marché dans la logique du néo-libéralisme par exemple. Aussi devons-nous faire référence au crypto gouvernement comme le cas des escadrons de la mort en Amérique centrale, dont des substituts sont des « Zenglendo » en Haïti ou l’opération des actuelles bandes armées aussi bien que toutes forces politiques dans l’ombre des services secrets ou des agents externes liés aux organisations internationales ou des gouvernements étrangers.

Il est courant que « sur le plan structurel, des agents externes officiels non élus assurent un rôle majeur dans la formulation des décisions macro-économiques et macrosociales, avec des conséquences négatives sur les structures économiques de base et le niveau de vie des nations « pour citer Petras (Jean Baptiste, 2021). Dans la vie politique haïtienne, l’extérieur est perçu comme le grand décideur de l’avenir politique de la nation ce qui est paradoxal pour un Etat dont les principes fondateurs sont ancrés dans l’indépendance, la souveraineté et la promotion de l’autonomie des peuples.

Plusieurs séquences dans l’histoire politique contemporaine renvoient à des pactes de gouvernance à portée précaire au regard d’une juxtaposition des intérêts individuels des acteurs au détriment de l’intérêt national. Ce qui justifie des situations de rivalités de partis ou groupes politiques comme paravent aux pouvoirs de notables liés aux intérêts rentiers qu’aux biens communs. Déjà en 1985, il a été envisagé la cohabitation d’un Premier ministre et le président à vie. Ce qui n’a pas eu lieu du point de vue des positions rigides des acteurs qui n’ont pas approprié le sens de bien commun que représente la nation. Au lendemain de la chute de Jean Claude Duvalier, le 7 février 1986, il a été constitué un Conseil National de Gouvernement (CNG) à caractère civilo- militaire qui a intégré une personnalité du secteur démocratique et défenseur des droits humains. Cette association ne tardait pas à être renversée dans les trois mois immédiats. Des élections démocratiques au suffrage universel direct du 29 novembre 1987 ont été perturbées pour donner suite au renforcement du pouvoir militaire. De nouvelles élections avec une faible participation de votants ont accouché du président Leslie François Saint Rock Manigat le 7 février 1988 qui a été un appât à la primatie du pouvoir civil sur le militaire. Ce n’était qu’un intermède de 4 mois, car plus tard survint un coup d’État militaire contre le président Manigat lui-même. Il s’est succédé le coup d’État du 17 septembre 1988 qui a conduit le général Prosper Avril au pouvoir, du 18 septembre 1988 au 10 mars 1990. Ce gouvernement a mis la constitution haïtienne du 29 mars 1987 en veilleuse ; et sous la pression populaire, il devait donner la fascination de la participation et du partage du pouvoir dans la réalisation d’un forum démocratique, soit un substitut à une conférence nationale qui réunit quelques acteurs du secteur démocratique pro -Avril et des représentants du Parti Unifié des Communistes haïtiens. On a connu un cabinet avec la présence d’Arnault Guerrier aux Affaires Sociales, Remy Zamor au Ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle et Anthony Virginie Saint-Pierre au ministère de l’information, soient des figures de démocrates.

L’expérience du général Avril a pris fin quand une coalition de 11 partis politiques et des organisations de la société civile, dont le mouvement « Onè Respè pou Konstitisyon 1987 an « ont influencé le cours des évènements en l’avènement d’un gouvernement de transition présidé par une juge de la Cour de cassation en la personne de la juge Ertha Pascal Trouillot. Ce gouvernement a été assisté d’un conseil des Sages en guise d’orientation de la politique du gouvernement.

Ce gouvernement a survécu de 13 mars 1990 au 7 févier 1991 avec l’ouverture au secteur démocratique. Ce qui n’a pas tardé à connaitre un divorce de ce secteur au pouvoir exécutif qui a marginalisé le rôle du Conseil d’État comme structure de contrôle. Il y a lieu de noter aussi le coup d’État du Dr Roger Lafontant en date du 7 janvier 1991, ancien ministre d’État de l’Intérieur sous le régime de Jean Claude Duvalier.

En effet des élections libres du 16 décembre 1990 est sorti victorieux le président Jean Bertrand Aristide alors une figure du secteur populaire, démocratique et progressiste sous la bannière du Front national pour le Changement et la Démocratie (FNCD) soit une coalition de partis progressistes, socialistes alliés à un vaste mouvement qui réunit des organisations tant populaires, paysannes, juvéniles, civiques que religieuses.

Ce mouvement a connu des dissidences et une opposition interne au regard des intérêts en collusion. Les militaires appuyés par des secteurs conservateurs associés à la rhétorique de l’ancien régime duvaliériste ont fomenté un coup d’État militaire sanglant contre le président Aristide après 7 mois de présidence, le 30 septembre 1991. Durant 3 ans, de 1991 à 1994, c’est la valse des acteurs en guise des opportunités de pactes politiques de gouvernabilité.

Il s’installait d’abord une mission internationale d’observation des droits humains dans ce contexte puis le déploiement de troupes militaires de 20,000 soldats pour « restaurer la démocratie ». On voit ici l’association interventionnisme militarisé et démocratie. Entretemps les acteurs ont exploré des pactes politiques sont les deux principaux sont l’accord de Governor’s island signé le 3 juillet 1993 qui prévoit entre autres le retour du président Aristide alors en exil et la désignation d’un Premier ministre issu de l’opposition, des mesures d’amnistie aux militaires putschistes, la professionnalisation des forces armées et de police, la formation d’un gouvernement d’ouverture. Ce qui a justifié la nomination du Premier ministre Robert Malval (31 aout 1993-16 mai 1994), un entrepreneur du secteur des affaires. On a constaté la présence du secteur de l’opposition démocratique ainsi qu’une figure militaire en les personnes de Victor Benoit, Louis Dejoie, Rosemond Pradel et les militaires René Prosper et Jean Beliotte. Cet accord était dans l’impasse et a dû être révoqué face à l’inflexibilité des militaires et les violations accrues des droits humains. Face à la détérioration de la situation politique, économique et humanitaire, il a été décidé de la part du gouvernement des États Unis l’envoi d’une force militaire de 20,000 hommes de troupe pour garantir le retour du président Aristide au pouvoir le 15 octobre 1994. Par la suite, les élections présidentielles et législatives de 1995 sont contestées. Ce qui a créé une animosité sur la scène politique. De vives tensions rebondissent après que le président René Preval ait constaté la caducité du parlement le deuxième lundi de 1999 et le climat politique a été dès lors envenimé. Aussi s’est-il réalisé une ouverture aux secteurs dénommés Espace démocratique, Alliance démocratique, KID et PANPRA. Les gouvernements d’ouverture existants restent fragiles et sans perspective de construction démocratique, de moins en moins se consolide le processus démocratique qui a ses veines ouvertes à des crises répétitives soldées d’instabilité politique et une situation de violence associée aux pratiques politiques. Il s’installait une crise ouverte marquée d’illégitimité des processus démocratiques telle la réalisation d’élections frauduleuses et la manifestation d’élans autoritaristes en ces circonstances. D’où la crise des élections de 2000 qui ont conduit à la présidence d’Aristide le 7 février 2001. Malgré l’activation d’un processus de négociation entre les acteurs antagoniques sous l’égide de l’Organisation des États américains (OEA), la situation s’est détériorée au point de connaitre l’éviction du président Jean Bertrand Aristide du pouvoir le 29 février 2004 ayant comme cause déclenchante un soulèvement armé. Il survint la dissolution du parlement en la circonstance. Une nouvelle fois il se réalisa une intervention militaire des États Unis secondée par les troupes de MINUSTHA des Nations Unies sous le commandement du Brésil. Il se forma un gouvernement présidé par le président de la Cour de cassation ayant un Premier ministre revenu de l’étranger dans la diaspora haïtienne en la personne de M. Gérard Latortue. Il se définit aussi une instance de contrôle en la présence du Conseil des Sages qui allait assez tôt se déparier de l’orientation fermée du gouvernement de Latortue. L’accord politique entre les secteurs politiques s’est vite dissipé. Ce qui témoigne du caractère fragile des pactes de gouvernabilité au même titre que le fonctionnement d’une démocratie sous la coupe de l’interventionnisme militarisé. Alors arrive la conjoncture de l’après 2010, les résultats des élections ont été contestés par l’ambassade américaine jusqu’à reconsidérer l’ordre des candidats dans la course électorale. Ainsi sous le coup de turbulences, la présidence de Michel Joseph Martelly a -t-elle été imposée par la force des choses selon les témoignages le directeur du Conseil électoral Provisoire Pierre Louis Aupont. Le gouvernement de Martelly a subi beaucoup de secousses de l’opposition et a dû recourir durant tout son mandat à la médiation intensive du Cardinal de l’Église catholique romaine, son excellentissime Chibli Longrois, dont l’Accord El Rancho du 2 avril 2014 qui prévoyait un gouvernement d’ouverture. Le parti de Fusion des sociaux-démocrates a intégré ce nouveau gouvernement ainsi que d’autres tendances démocratiques comme INITE. Ces secteurs se sont vite retirés à la suite de propos misogynes du président Martelly à l’encontre d’une citoyenne opposante lors d’une manifestation publique à Miragoâne. L’Accord du 11 janvier 2015 allait être rompu. Mais Ariel Henry continue à collaborer avec ce gouvernement en passant du poste de ministre de l’Intérieur au poste de ministre des Affaires sociales et du Travail. La crise politique sévit. Le processus électoral est donc avorté. Il revient au parlement d’élire un président à des élections au second degré en la personne du sénateur Jocelerme Privert. Lors de nouvelles élections, M. Jovenel Moïse a été élu président, mais sujet à de fortes contestations de l’opposition politique. D’intenses négociations tant sous l’égide de l’Organisation des États américains que sous le leadership des Églises ont eu lieu sans aboutir à un consensus. Entretemps c’est le constat de la caducité de la chambre des députés qui a donné lieu à une gouvernance par décrets. Il se voit désigné dans ces turbulences d’opposition au président Moise le Dr Ariel Henry comme Premier ministre d’ouverture. La situation s’est considérablement détériorée sur le plan sécuritaire et politique dans la prolifération de gangs armés servant d’instrument politique selon les analyses de plus d’un d’autant plus survint l’assassinat du président Moise dans son domicile privé le 7 juillet 2021. Le partage du pouvoir est vivement discuté. C’est l’insatisfaction d’une grande frange de l’opposition démocratique malgré la signature de deux accords successifs celui du 30 septembre 2021 et l’accord du 21 décembre 2022 qui prévoit la passation du pouvoir à un président issu d’élections libres en la date du 7 février 2023. D’intenses rencontres de négociation de médiateurs internationaux des États Unis, des Nations Unies, de la CARICOM n’ont pas influencé jusqu’au 29 février 2024 l’échiquier politique quand le Dr Ariel Henry allait être empêché de retourner en Haïti après une longue mission au Kenya, à Jamaïque et à Washington. Le Premier ministre Dr Henry annonce sa démission le 11 mars 2024 à l’installation d’un conseil présidentiel de 7 membres assisté de 2 membres observateurs ce, dans le cadre de la médiation de la CARICOM. Entretemps, des préparatifs sont en cours pour l’envoi d’une force multinationale de soutien à la sécurité (MMSS) à être dirigée par le Kenya.

Ce sont autant de moments de rebondissement de crise à savoir 1986-87,1989-1990,1990-1991,1991-1994,1995-1999,1999-2001,2001-2004,2005-2006,2008, 2010-2011,2014, 2016,2021-2023. Ces moments se sont coïncidés aux démarches des institutions internationales comme le Fonds Monétaire international (FMI) et la Banque Mondiale qui imposent des changements structurels et la promotion du moindre État. Il y a lieu de noter que les pactes expérimentés n’ont jamais eu de résultats satisfaisants aboutissant à une transition garantie. Des situations récurrentes de dysfonctionnement de parlement, du pouvoir judiciaire, des collectivités territoriales, de l’exécutif sont inhérentes à la crise qui s’engouffre davantage dans le cas d’Haïti. L’insécurité et la violence sont monnaie courante en vue du contrôle des capacités de mobilisation politique et de contestation de la population notamment dans des zones populaires.

Si des formes de gouvernements invisibles s’opèrent en soubassement du fonctionnement des États, des relations d’interdépendance s’imposent. Ce qui n’enlève pas le pouvoir coercitif et de régulation à l’État régulateur. Dans le cas du fonctionnement de l’Etat d’Haïti, des formes de ressemblances tendent à s’installer dans les pratiques d’agents alors considérés disparates (exécutifs, législateurs, fonctionnaires ONG, membres d’organisations populaires, agents économiques, chefs religieux ou de sectes, chefs de bandes armées irrégulières.   Ce qui saurait expliquer l’enchevêtrement de bandes armées aux structures institutionnelles dans plusieurs circonstances. Des sanctions à l’encontre de personnalités liées aux secteurs économiques, aux institutions de parlement, de la présidence indiquent l’énigme que représente le phénomène de l’insécurité qui sévit systématiquement en Haïti particulièrement à Port-au-Prince, depuis octobre 2019.

Dans cette conjoncture est issu un pouvoir de type bonapartiste qui fait primer le présidentialisme pendant que les autres structures sont à la remorque. Il reste à choisir entre la peste et le choléra dans le choix entre l’interventionnisme militarisé pour restaurer la démocratie et la mise en place d’une démocratie pactée dans sa version patchée. L’issue garantie est la mise en œuvre des prescrits de la Constitution haïtienne du 29 mars 1987 dans sa version créole tout en négociant avec des acteurs divers, dont ceux de l’extérieur tels les organisations internationales, les États Unis, le Canada, la France, L’Union européenne, la République dominicaine, la CARICOM pour assurer l’intégrité du territoire, le droit à la vie et le contrôle de la circulation des armes à dessein de destruction, de violence et d’actes de terrorisme tout en travaillant à la poursuite des principes fondateurs de la nation haïtienne dans le cadre d’un projet de reconstruction nationale.

 

Hancy Pierre, Professeur à l’université

 

Repères bibliographiques

JEAN BAPTISTE Chenet (2011), Mouvements populaires et partis politiques (1986-1996) :la restructuration manquée de l’ordre politique agonisant (Thèse doctorale), Science politique, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, France. Soutenue.

VORBE Charles (2011) » Séisme, humanitarisme et interventionnisme en Haïti » in Revue Cahiers du CEPODE No2, 2e année, Editions CEPODE, Port-au-Prince, PP71-86.

PIERRE, Hancy (2019) « les soubassements de la transition démocratique dans l’ile d’Haïti des années 1980 a nos jours » publie dans le Nouvelliste, le 13 mars 2019.

PIERRE, Hancy (2021) « Haïti-politique-Dialogue national, crise de légitimité et ajustement structurel « in Le Nouvelliste du 24 novembre 2021.

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