29 octobre 1980. Nous sommes à Grosmarin, section communale rurale de Cavaillon, dans le département du Sud. Ce jour-là, le soleil inondait la place de l’église, où flottaient déjà une délicieuse odeur de café. Dans l’air résonnaient les accords d’un troubadour improvisé. C’était la fête annuelle du quartier, attendue avec impatience depuis des mois.
Comme toujours, un parfum de mystère enveloppait les festivités. Trois amis — le commissaire Michel, Marie-Line et Chantal — s’étaient juré, cette année, de surveiller Mante Vèvè, maintes fois accusée d’être une loup-garou. Figure familière, elle était connue pour son commerce de viande de porc, vendue à l’abattoir le samedi matin et lors des grandes occasions.
Derrière l’église, la fête battait son plein. On croisait toutes sortes de marchands : frites croustillantes, galettes de manioc, porc frit, boissons fortes… Les trois amis, cette fois, étaient persuadés que la soirée ne ressemblerait pas à celle de l’an dernier.
Dix minutes avant minuit, le ougan, ses apprentis et les onsi quittèrent les lieux. Soudain, un cri glaça l’ambiance. Tous les regards se tournèrent vers le stand : Mante Vèvè avait disparu. « Où était-elle passée ? » se demandaient les gens, inquiets.
Affolé, le commissaire courait dans tous les sens, son casque penché dangereusement sur sa tête. Une femme éclata en sanglots : « Oh non… oh non… c’est terrible ! Du sang sur mon épaule… mon enfant est blessé à la nuque. »
La foule se pressa, agitée et curieuse. Profitant de la confusion, les trois amis se faufilèrent entre les tables des commerçants, cherchant désespérément la trace de Mante Vèvè. Le commissaire, nerveux, tapotait un poteau de sa main tremblante. « Devant l’étal de viande… un chat ! », chuchota Chantal. Les autres acquiescèrent, la gorge serrée.
L’enquête venait de commencer.
Marie-Line remarqua sur le bras gauche de l’enfant des traces de griffes de chat et le transporta à l’hôpital Bonne Fin. Mais il était trop tard : l’enfant mourut.
« Ces traces constituent une première piste », fit remarquer un inconnu.
Les témoins furent aussitôt interrogés, mais Mante Vèvè demeurait introuvable.
— « Où est-elle ? », demanda l’enquêteur.
— « Je crois l’avoir vue sous la table tout à l’heure ! », répondit un vendeur. « Oh ! Il est déjà minuit trente-sept, vous ne devriez pas rester là. On remballe tout. »
Un porc transformé en chat
Soudain, un porc surgit au carrefour, avançant vers la chaise où Mante Vèvè s’était assise devant son stand. Quelqu’un demanda du sel et un peu de cendre pour les souffler sur l’animal. À peine le geste accompli, la bête se transforma en chat.
La foule, furieuse, se mit à lancer pierres et bouteilles contre l’étrange créature. Le chat s’écroula, apparemment mort. En réalité, il feignait l’agonie pour qu’on le laisse en paix. Trompés, les gens cessèrent le supplice. La bête disparut.
Deux heures plus tard, Mante Vèvè réapparut devant satable de vente, grièvement blessée. Tous comprirent alors que le chat battu n’était autre qu’elle. Intrigué, le commissaire l’interrogea :
— « Où étiez-vous ? »
— « Je dormais devant l’église », répondit-elle.
— « Et qui vendait pour vous ? »
— « La dame à côté, avec le balai. »
Cette femme était sa complice. Le balai, objet mystique, contenait le pwen — le sortilège — permettant la transformation. Tant qu’il était là, le passage d’une forme à l’autre ne posait aucun obstacle.
Mante Vèvè finit par avouer que l’esprit de sa mère était responsable de ces méfaits. Elle-même se présentait comme un “loup-garou sage comme une image”, capable de transformer des humains en chats, chauves-souris ou dindes. Mais, ajouta-t-elle, cela ne faisait pas d’elle un loup-garou : elle se disait plutôt magicienne. Une justification bien commode pour tenter de sauver sa tête.
Emmanuel Charles
Avocat et ethnologue