Haïti, même chose avec ou sans aide internationale

Haïti est un petit pays qui a bénéficié depuis les années 1960 d’une aide internationale que l’on peut qualifier de massive - certains disent plusieurs plans Marshall - et dont le volume devait en théorie contribuer à permettre une amélioration sensible de sa situation que l’on qualifie aujourd’hui de catastrophique. Plusieurs indicateurs sont aujourd’hui au rouge au point que tout le monde s’accorde à déplorer l’effondrement du pays à tous les étages. Des explications diverses sont fournies pour expliquer sa situation. Certains évoquent la faute des bailleurs de fonds qui auraient mal orienté ou mal géré les projets qu’ils financent. Les bailleurs eux-mêmes ont toujours pointé du doigt l’incapacité du pays à absorber les montants qu’ils mettent à sa disposition. D’autres accusent les ONG de gaspiller ou de détourner la plus grande partie de l’argent qui leur est confié pour la gestion de leurs interventions. Il y a aussi des arguments qui dénoncent la mauvaise conception et la mauvaise exécution de tout ce qu’ils ont piloté, soi-disant pour le mieux-être du pays.

De toute façon, au bout d’une soixantaine d’années, force est de constater que le niveau de vie des Haïtiens est nettement plus bas, ouvrant la porte à un argument de plus en plus ressassé par plus d’un à savoir que l’aide internationale a été plutôt un frein - cette charité qui tue, comme le dit Mark Schuller dans son ouvrage initialement publié en anglais : Haïti, international aid  and NGO - qu’un moteur pour le développement du pays. Ce qui confirme aussi un dicton très populaire que l’on claironne à tout propos pour dire que « l’aide internationale n’a jamais développé un pays ».

Nous passerons en revue divers aspects de cette aide avant de prendre position sur cet élément de la politique du pays.

1. La grande tradition de l’aide internationale à Haïti

1.1 Historique de l’aide internationale à Haïti

Il n’est pas inutile de rappeler que la tradition de l’aide internationale à Haïti remonte aux années 40 après la 2e Guerre mondiale, plus précisément à 1946, c’est- à -dire à la même époque que le Plan Marshall qui avait permis aux différents pays européens de remonter la pente après les nombreuses destructions de la période 1939-1945. Ce qui a montré qu’il ne faut pas cracher sur l’efficacité de l’aide internationale. D’autres pays en Afrique, en Asie et en Amérique latine ont bien profité de l’aide internationale.

1.1.1 Les périodes d’espoir de décollage économique du pays grâce à l’aide internationale

C’était un mouvement de solidarité envers la pauvreté d’Haïti dont on espérait que l’aide  allait permettre le démarrage du pays. Ce n’était pas qu’illusion parce que l’économie du  pays avait entamé une période de décollage sous Dumarsais Estimé, se prolongeant jusqu’à la fin du gouvernement de Paul Eugène Magloire, mais interrompue sous la dictature de François Duvalier qui avait déstabilisé le pays avec les nombreux assassinats d’opposants politiques et les fuites d’Haïtiens en masse vers l’étranger (Etats-Unis, Canada, France, Afrique et plusieurs îles antillaises). Il faut dire que l’aide fut à un certain moment interrompue en raison des litiges qui opposaient parfois le gouvernement haïtien et le gouvernement américain.

La seconde période de tentative de décollage se situe à la fin des années 1970, où l’aide internationale a été reprise à la faveur des mesures imposées par la Communauté internationale et surtout des Etats-Unis au gouvernement de Jean-Claude Duvalier en vue d’un certain apaisement politique. Ce fut  une période où s’étaient installées les premières entreprises de sous-traitance dont l’installation avait fait dire au jeune dictateur qu’il voulait faire d’Haïti le Taiwan de la Caraïbe et durant laquelle l’économie nationale avait enregistré son plus haut niveau de PIB par habitant, selon Daniel Dorsainvil.

La troisième période d’amorce de décollage de l’économie haïtienne s’était située entre 2005 et 2011 où l’économie semblait, même après le tremblement de terre de 2010, se placer sur une trajectoire de croissance accélérée, toujours selon Daniel Dorsainvil.

1.1.2 Les périodes où les espoirs de dérapage de l’économie haïtienne se sont évanouis

Entre les périodes d’amorce de décollage économique se sont intercalés un ensemble d’évènements qui ont chaque fois interrompu  les moments d’optimisme relatif, tantôt des catastrophes naturelles violentes, mais également des problèmes de gouvernance et surtout des crises politiques sans fin. D’abord la période des coups d’État qui s’étaient succédé entre 1988 et 1994. La période la plus dure qui a causé le plus de mal à l’économie haïtienne fut celle de l’embargo commercial imposé contre Haïti par Bill Clinton entre 1992 et 1994 qui avait fait contracter le PIB de 21% entre 1992 et 1994. Un évènement qui, comme l’affirme Daniel Dorsainvil « avait fait reculer le PIB réel de 17 ans ».

 

Toujours selon lui, le PIB réel par habitant qui s’était élevé à 66.334 gourdes en 1991  était tombé à 49.000 gourdes environ  en 1994 après qu’il avait atteint le niveau de 66.334 gourdes en 1991.Il faut rappeler que cette baisse avait commencé sous Jean-Claude Duvalier en 1981 pour se prolonger jusqu’en 1991 en raison de l’effet de divers facteurs externes et internes (SIDA qui avait affecté le tourisme, choc pétrolier, troubles politiques, baisse des investissements directs étrangers).

Plus tard, d’autres évènements politiques avaient continué à aggraver la situation économique générale du pays, en particulier les crises à répétition que l’on avait enregistrées sous Jovenel Moise. Ces crises avaient bloqué chaque fois l’économie du pays pendant deux à mois sans oublier au moins deux fortes turbulences sous Ariel Henry. Ajouter à cela les blocages de plus en plus durs de voies routières et de routes nationales qui gênent la circulation des biens et des personnes dans plusieurs parties du pays. À cet égard, rappelons les jugements sévères des économistes sur les méfaits de la technique du « pays lock ». Ainsi, selon Enomy Germain, dans une interview à Panel Magik le samedi 12 novembre 2022 :« Le peyi lock a favorisé une crise économique totale. Cette crise touche toutes les dimensions de l’économie : la crise est économique, financière et sociale », avait-il indiqué ». Il avait ajouté dans la même interview que l’une des conditions pour remonter la pente était qu’« il faut mettre fin au pays lock».

Il faut noter aussi que l’aide internationale a été plus d’une fois interrompue en quelques autres circonstances en raison de mauvaises relations entre certains gouvernements haïtiens  et la Communauté internationale comme sous le premier gouvernement de Préval et le début d’Aristide 2 après les élections de l’an 2000. La réponse immédiate des institutions financières internationales, de Washington et de l’Union européenne fut de geler l’aide internationale, au nom de la démocratie.

Selon Dulce Maria Cruz Herrera, autrice de l’article « La crise démocratique haïtienne : l’anéantissement d’un peuple », publié en avril 2004 dans La chronique des Amériques. « On venait ainsi d’hypothéquer la relance de l’économie et de la démocratie haïtienne ».  

2. La nature de l’aide internationale à Haïti

Si on entre dans la profondeur des choses, on s’aperçoit que l’aide internationale à Haïti est loin d’être dans les faits une aide au développement.

2.1 L’aide bilatérale et multilatérale

Pour les gouvernements haïtiens, elle a été presque toujours une aide budgétaire étant donné qu’ils ont toujours misé sur l’appui des pays amis surtout pour la partie investissement – parfois jusqu’à 40% du budget d’investissement - et aussi pour la réduction de la pauvreté.

La partie réduction de la pauvreté reste une constante dans la fourniture de l’aide internationale à Haïti. Et pour cause quand on sait que le pays s’appauvrit de jour en jour.

Jusqu’en 2010, l’Union européenne a été le principal fournisseur de l’aide budgétaire à Haïti, mais la situation a changé sensiblement depuis.

Cependant, une enveloppe de 112 millions d’euros, soit environ 147 millions de dollars américains, va être octroyée au gouvernement haïtien par l’Union européenne.

2.2 L’aide à travers les ONG

Une très bonne partie de l’aide internationale s’écoule à travers des ONG auxquelles les bailleurs font plus de confiance que le gouvernement haïtien parce qu’elles disposent pour la plupart d’une grande expérience internationale qui leur permet d’intervenir valablement lors des violentes catastrophes. D’ailleurs, on sait que depuis les années 1990, les ONG opérant dans le secteur de la santé disposent d’un budget supérieur à celui de l’État haïtien qui ne consacre que 5%.de son budget à la santé.

 

Le poids des ONG est tel que l’on répète souvent que Haïti est une république des ONG. Ainsi, l’article célèbre de Pierre Salignon publié dans HAITI, REINVENTER L’AVENIR en l’année 2012, avait montré « qu’au total au cours de toute l’année 2010 ce sont 1,4 milliard de dollars US qui ont été collectés sur le seul territoire américain en faveur des victimes du séisme en Haïti; soit quasiment autant que les dons en faveur des victimes du tsunami en 2004 en Indonésie (1,6 milliard)… ».

L’élan de la solidarité internationale avait injecté rien qu’en 2010, entre 2 et 3 milliards de dollars US dans l’économie haïtienne, soit presque la moitié du PIB 2010 d’Haïti (6,5 milliards.

2.3 La problématique de l’aide humanitaire

Selon plusieurs chercheurs, les programmes d’aide humanitaire enlèvent « toute incitation au gouvernement local à combattre la pauvreté lui-même. Dans ce contexte, ils peuvent même inciter les candidats récipiendaires à souhaiter voir aggraver la pauvreté existante tout comme les gens qui savent qu’ils vont recevoir à la fin de chaque mois des transferts d’argent venant de l’étranger, donc, encourager l’assistanat.

Les programmes humanitaires peuvent aussi « perturber le système de prix et nuire aux producteurs locaux. C’est le cas de l’aide humanitaire en nature (nourriture, services médicaux, etc.). On a rappelé l’exemple « des paysans haïtiens, épargnés par le séisme de 2010, qui avaient déménagé dans des camps de réfugiés où à la nourriture était gratuite, rendant sa production non rentable ».

Selon GRAAHN de Samuel Pierre, l’aide humanitaire peut fonctionner au détriment de certains professionnels. C’est ainsi qu’en 2010, on avait vu « des médecins haïtiens, privés de clientèle par l’offre nouvelle de médecine gratuite, quitter le pays » 

Pour diminuer les effets pervers de l’aide internationale, celle-ci doit éviter d’entrer en compétition avec l’offre locale de biens et services et être limitée dans le temps.

Ce qui fait dire à certains experts que « la meilleure aide au développement, c’est peut-être l’absence d’aide. Selon Nicolas Lemay-Hébert et Stéphane Pallage dans « Aide internationale et développement en Haïti: bilan et perspective, « la révolution économique doit venir de l’intérieur et se traduire par un projet collectif mobilisateur dans lequel canaliser les efforts d’aide éventuels ».

2.4 Le problème que l’on ressasse tout le temps de la faiblesse de la capacité d’absorption de l’aide internationale par l’État haïtien

Face aux accusations qui sont souvent proférées contre eux, les bailleurs de fonds n‘ont cessé de se défendre en invoquant la faiblesse de la capacité d’absorption de l’aide internationale par l’État haïtien.

Sous le gouvernement de Préval-Alexis en 2006, il a été dit lors d’une grande rencontre avec les bailleurs que « de 1946 à nos jours, Haïti a mis en œuvre plus d'une soixantaine de projets de développement dans les domaines d'infrastructures routières, agricoles, scolaires, sanitaires, etc., et que  rares sont ceux-là qui sont exécutés de manière satisfaisante en termes de qualité, dans les délais impartis et avec les coûts prévus, les trois éléments fondamentaux de la performance globale. Malgré la présence de l'international en termes d'assistance technique qui absorbe le plus souvent plus de 10% du budget global des projets, les résultats obtenus sont loin d'être satisfaisants. 

Les bailleurs se plaignent souvent des difficultés qu’ils éprouvent en travaillant avec l’administration haïtienne qui ne dispose pas de cadres suffisamment formés pour concevoir des projets solides. Le plus souvent, ils laissent faire, sachant que les résultats ne seront pas au rendez-vous avec l’obligation de dépenser les montants qui sont prévus. Et ainsi, on se contente des choses les plus simples comme l’organisation de séminaires à tout bout de champ dans les hôtels.  D’ailleurs, ils disent parfois que la préoccupation de leurs vis-à-vis est de trouver une place pour être bien payés dans la gestion des projets.

En plus, en raison des perturbations politiques qui affectent l’exécution des projets, les retards s’accumulent dangereusement et ils n’arrivent pas à atteindre les montants prévus pour leur exécution. Et il y a aussi des petits litiges quand ils s’aperçoivent qu’il y a des irrégularités dans les dépenses qui les amènent parfois à suspendre les projets.

Il faut dire à la décharge de l’administration haïtienne dont on connait les immenses faiblesses que « les procédures sont très variées d'un bailleur à un autre. Ce qui met l'administration dans un tourbillon de procédures assez complexes et différentes qui nécessitent toute une gymnastique de la part des pouvoirs publics pour arriver à manœuvrer correctement vis-à-vis de chaque bailleur ». 

3. La situation d’Haïti après presque 80 ans d’aide internationale

Au cours des 20 dernières années, on n’a cessé de répéter que le niveau de pauvreté d’Haïti continue de s’aggraver cruellement, comme l’ont montré des économistes connus, entre autres Thomas Lalime, Etzer Émile, Kesner Pharel, Enomy Germain et Daniel Dorsainvil.

 

3.1 Si l’on remonte aux années 1960

 

C’est ainsi que M. Alexandre, citée par Thomas  Lalime, a été le premier à montrer qu’en 1960 « Haïti était bien plus riche que la Corée du Sud à cette époque avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant de 1 018 dollars américains (dollars constants de 2010), selon les données publiées par la Banque mondiale contre seulement 944 dollars en Corée du Sud ».

En 1960, toujours selon les statistiques de la Banque mondiale, Haïti était plus de cinq fois plus riche que la Chine : 1 018 dollars américains de revenu annuel par habitant, contre 192.3 pour la Chine » qui avait alors décidé d’entamer une course folle vers le développement économique et le contrôle de sa population pendant qu’Haïti a fait le chemin inverse.

Si l’on tente la comparaison avec le Rwanda, c’est à peu près le même schéma que l’on retrouve, Thomas Lalime a montré que, entre 1950 - où Haïti était presque deux fois plus riche que le Rwanda- et 2015. Il avait rappelé que « ce n'est qu'en 2015 que la tendance a été inversée.

 

3.2 Les données actuelles

 

Aujourd’hui, aucune comparaison n’est possible entre Haïti et ces pays, « la Corée du Sud (PIB par habitant : 30 603 dollars) représente un géant technologique dans plusieurs domaines clefs comme les microprocesseurs, les écrans, les logiciels, les smartphones et le nucléaire » tandis que la Chine qui s’est hissée depuis une vingtaine d’années au rang de deuxième puissance économique mondiale avec un PIB de 12 500 dollars par tête d’habitant. Ce qui fait qu’elle reste encore un pays proche du seuil des pays à revenus élevés.

Quant au Rwanda dont on parle beaucoup de démarrage économique, son PIB per capita était passé, selon Thomas Lalime, de 1 020 dollars en 1950 à 1 929 dollars américains en 2018 tandis que celui d’Haïti était tombé de 1 790 dollars en 1950 à 1 729 dollars en 2018 pour stagner à 1 748 en 2022, soit le plus bas de la région Amérique latine et Caraïbe qui était évalué à 15 092 dollars.

D’après l’économiste Daniel Dorsainvil, « notre PIB réel par  habitant  en 2021, 53.867 gourdes, exprimé en gourdes de 2012, est inférieur à celui de 1945, 72.550 gourdes ». Ce qui montre que le pays ne ferait que dégringoler sur une durée d’environ 80 ans. Voir « Haïti: le produit  intérieur brut (PIB) par habitant de 2021 est inférieur à celui de 1945 ». Ce qui était alors l’époque où le pays était appelé Haïti chérie.

 

Conclusion

On ne peut ignorer que l’aide internationale a permis de sauver des millions d’Haïtiens pendant plusieurs périodes difficiles, surtout lors des catastrophes naturelles et aussi lors des catastrophes humanitaires. Elle est très utile dans le contexte actuel d’inflation aggravé, * de l’ordre de 48,3% en mars 2023, selon l’IHSI -, de baisse générale dans tous les secteurs d’activité du pays, de difficultés de circulation pour des raisons sécuritaires empêchant les paysans d’écouler leurs produits. On se trouve dans un cercle vicieux parce que l’aide est de plus en plus urgente et de plus en plus indispensable pour éviter l’éclatement d’émeutes étant donné les effets délétères de la pauvreté. Haïti est plus que jamais au bord du gouffre à tous les points de vue et la population attend un miracle pour pouvoir connaitre des lendemains meilleurs, sachant que l’aide qui a coulé depuis les années 1940 a très peu contribué au développement du pays surtout pour des raisons de faiblesse de son administration qui, comme le disent les bailleurs de fonds, n’a pas amélioré sa capacité d’absorption de l’aide venue de l’étranger.

 

                                          

Jean SAINT-VIL

Jeanssaint_vil@yahoo.fr

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