Les banques commerciales, les seules entreprises haïtiennes en bonne santé ?

Au moment où le pays entier est plongé dans sa plus grave crise politique, affectant tous les secteurs de l’économie nationale, le secteur bancaire est le seul dont on vante depuis des années la bonne santé depuis des années. Que ce soit de la part de la Banque de la République d’Haïti ou des responsables des banques commerciales chaque fois qu’ils publient leur bilan. C’est donc un phénomène encourageant qui s’explique par une bonne gestion interne de ces établissements, malgré la situation politique difficile du pays qui explique la chute des autres secteurs de la vie économique. Il est intéressant de consacrer quelques pages pour traiter ce phénomène qui révèle une stabilité exceptionnelle qui peut encore durer très longtemps, au profit de l’ensemble du pays.

1. Le poids du secteur bancaire dans le pays

La fréquentation du secteur bancaire haïtien est très limitée, car il ne concentre qu’environ 2 millions de clients, soit 1/6 de la population du pays.  

1. 1 La création des banques haïtiennes

Il y a eu plusieurs tentatives de création de banques en Haïti depuis Jean-Pierre Boyer au 19e siècle qui avaient le plus souvent trainé des pieds. Ce fut d’abord la naissance de la Banque Nationale d’Haïti en 1880 avec l’appui de la Société générale de crédit industriel et commercial [de France]. Puis, celle de la Banque de Port-au-Prince en 1893 sous l’impulsion de Frédéric Marcellin qui fut ministre des Finances sous Florvil Hyppolite.

La toute première banque privée que les Haïtiens ont connue au 20e siècle était la Banque Royale du Canada qui s’y était installée depuis 1919. A partir des années 1950, furent créées des banques haïtiennes dont la Banque de l’Union Haïtienne (BUH), la Banque Populaire Haïtienne (BPH), la Banque Industrielle et Commerciale d’Haïti (BICH) et, un peu plus tard, la Banque Nationale de Crédit (BNC), issue de la refonte de la Banque Nationale de la République d’Haïti (BNRH) en 1979. Pendant longtemps, les banques commerciales étaient concentrées principalement à Port-au-Prince, dominées par les succursales de banques étrangères qui, à partir de la deuxième moitié des années 1980, avaient choisi de se désengager progressivement du marché haïtien.

De nos jours, toutes les villes du pays possèdent une ou plusieurs succursales bancaires dépendamment de leur poids démographique. Ainsi, en 2019, 33 % de ces dernières se trouvaient dans les villes de province, et à défaut de banques dans certaines localités, la clientèle peut s’adresser à des coopératives pour effectuer des opérations de dépôt ou de retrait.

En 1986, fut créée la Société générale haïtienne de banque (Sogebank) et pendant la même décennie on vit naitre deux nouvelles banques. Au cours de la décennie suivante, plusieurs nouvelles banques à capitaux privés haïtiens émergèrent et le total des banques domestiques s’élevait à douze en à la fin du 20e siècle.: 2 banques commerciales d’État, 2 succursales de banques étrangères, 7 banques commerciales à capitaux privés haïtiens - dont BCI qui avait changé de dénomination en 1996 pour devenir la Capital Bank - et une BEL (Banque d’Epargne et de logement)..

1.2 Le marché bancaire haïtien actuel

Le marché bancaire haïtien est composé de huit banques dont sept banques commerciales et une banque d’épargne et de logement avec une seule banque étrangère. À noter que toutes les banques sont privées à l’exception de deux d’entre elles qui appartiennent à l’État haïtien.

Ces huit banques sont les suivantes :

- la Unibank qui détenait 34,4 % de la part de marché fin 2017 ;

- la Société générale haïtienne de banques, abréviation Sogebank (26,3 %) ;

- la Banque nationale de crédit, qui est une banque de l’État, abréviation BNC (22,1 %) ;

- la Capital Bank (6,4 %) ;

- la Banque de l’Union haïtienne, abréviation BUH (4,3 %) ;

- la Société générale de banque d’épargne et de logement, abréviation Sogebel (2,71 %) ;

- la City Bank qui est une banque étrangère (2,2 %) ;

- et la Banque populaire haïtienne également banque de l’Etat (1,5 %), abréviation BPH.

Toutes ces banques possèdent des filiales surtout dans les domaines du logement et de transfert de fonds qui sont l’une de leurs activités complémentaires les plus rentables.

Le marché bancaire haïtien est modeste par rapport à la population du pays qui atteint de 12 millions d’habitants, car 46 % de celle-ci est en dehors du système bancaire comme l’a révélé l’enquête FinScope réalisée par le Group Croissance publiée en 2019 et qui portait sur l’ensemble de la population active haïtienne, alors estimée par l’IHSI à 7 670 910 personnes.

 

Ce qui est encourageant, c’est qu’elle a révélé que la fréquentation du système bancaire par la population a connu une accélération spectaculaire au cours des trente dernières années. En effet, le taux de pénétration bancaire qui ne dépassait 10 % encore au cours des années 1980 est  maintenant proche de 50 %.

 

Il faut ajouter que le marché bancaire haïtien est un marché très concentré puisqu’en 2018, d’après l’enquête FinScope du Group Croissance, un seul département, le département de l’Ouest concentrait 81 % des dépôts totaux du système bancaire haïtien. Ensuite, venaient de loin le département du Nord qui avait reçu 7 % du total, puis celui du Sud (3,5 %), celui de l’Artibonite (3,4 %), les autres départements représentant chacun moins de 1 %. 

Enfin, il convient de mentionner que le marché bancaire haïtien se superpose presque avec le système financier du pays, puisque les dépôts bancaires représentaient vers 2020 88 % des montants mobilisés par le système financier. La part des coopératives d’épargne et de crédit, et des institutions de microcrédit ne pèse pour 5 % tandis que le reste est réparti entre les autres institutions financières.

Il est intéressant d’ouvrir une parenthèse sur la Unibank qui a été créée en 1993 grâce à l’appui de 391 actionnaires. Elle domine nettement le marché avec plus d’un million de clients et plus de 50 succursales réparties dans l’ensemble du pays. La banque qui figurait en août 1997 en seconde position parmi les banques commerciales haïtiennes avec 50 000 déposants a vu l’effectif de ces derniers doubler en 1999, puis est devenue la plus grande banque du pays en mars 2006 avec 500 000 déposants avant de passer enfin à 1 000 000 déposants en mars 2018. D’après le rapport annuel de 2019, le montant des dépôts dans cette banque s’élevait à 105,7 milliards de gourdes contre 87,9 milliards de gourdes pour 2018 et 79,5 milliards de gourdes en 2017. Ce qui prouve la bonne santé financière de cet établissement qui a cru de 20 % entre 2018 et 2019.

La répartition des dépôts au niveau des coopératives qui s’élèvent à 35,202 milliards de gourdes est tout à fait différente de ce qui est constaté en milieu bancaire, le département de l’Artibonite arrive en tête, sur le plan national, avec des dépôts totalisant 8,950 milliards de gourdes. Il est suivi de près par l’Ouest avec 8 milliards 50 millions de gourdes, puis du Sud où les dépôts affichent 3,886 milliards de gourdes. On note ensuite le Sud-Est où les dépôts sont de l’ordre de 4 milliards de gourdes, le département du Nord, qui totalise 3,881 milliards de gourdes, le Centre avec 2,345 milliards de gourdes ; le Nord-Ouest se chiffrant à 1,756 milliard, trois autres départements (Nord-Est, Grande-Anse, Nippes) se partageant le reste.

1. 3 Les chiffres-clés du marché bancaire haïtien

La plupart des chiffres-clés ont été fournis par Franck Helmcke, le président de l’Association professionnelle des banques (APB), le jeudi 25 avril 2019, au quatrième jour du Sommet international de la finance.

Il avait révélé que les dépôts atteignaient 103 milliards de gourdes et 2,344 milliards de dollars au 30 septembre 2018. Si l’on effectue la conversion des dépôts en dollars en monnaie nationale au taux de l’époque (75 gourdes pour un dollar), ce qui donne un montant de 176 milliards de gourdes, l’ensemble des dépôts atteint le montant de 279 milliards de gourdes.

On note qu’en 2018, le ratio des dépôts en dollars (dollarisation), tournait autour de 62 %, ce qui témoigne du poids écrasant du dollar dans le système haïtien et qui montre la répulsion des Haïtiens pour leur monnaie nationale.

Pour 2018, le portefeuille de crédit brut en gourdes s’élevait à 56 milliards de gourdes alors que celui en dollars est estimé à 47 milliards de gourdes.

Voici la répartition des prêts par secteur de crédit : 27 % au commerce en gros et en détail ; 22 % à l’immobilier (résidentiel et commercial) ; 13 % à l’industrie ; 7.9 % au bâtiment ; 10 % aux particuliers (prêts à la consommation, prêts personnels, etc.).

Considérant le taux des prêts non productifs (2.5 %), Franck Helmcke considère que la qualité du portefeuille est globalement saine, même si le nombre de comptes de dépôts (2,2 millions) surpasse largement les comptes de prêts (cartes de crédit, etc.) qui est de 128 000.

Pour l’année fiscale 2015-16, ces institutions bancaires avaient accumulé des revenus nets d’intérêt de l’ordre de 2 215 735 gourdes et un bénéfice net de 1 706 342 gourdes contre 1 942 613,8 gourdes de revenus nets d’intérêt et 912 844,2 gourdes de bénéfice net. 

Le bénéfice net dans le système bancaire haïtien en septembre 2016 était évalué à 8,008 millions de  gourdes, soit une variation positive de 123 % par rapport à l’exercice précédent. Ce bénéfice était réparti comme suit : 5,269 millions de gourdes pour la Unibank, 1 050 million pour la BNC, 1 002 million de  pour la Sogebank et 372 439 gourdes pour la Capital Bank.

Il faut ajouter qu’en 2019 le marché bancaire haïtien compte 186 succursales, 157 ATM, 400 agents bancaires autorisés par la BRH et 4 786 employés directs et que le secteur bancaire haïtien, en nette progression depuis 2014, dessert environ 40 % de la population active.

Malgré les nombreuses turbulences qu’a connues le pays depuis trois années et l’impact négatif du « fameux arrêté du 28 février 2018 sur la « dédollarisation » qui interdisait pratiquement les transactions commerciales en dollars américains, les cadors du système financier haïtien ne cessent de vanter la stabilité du secteur bancaire qui continue de progresser depuis une trentaine d’années  à un rythme extrêmement satisfaisant.

C’est ce qu’avait encore confirmé le 17 avril 2023 le gouverneur de la Banque de la République d’Haïti lors du lancement du 13e Sommet international de la finance, déclarant « que les banques disposent de liquidités suffisantes, que le crédit a augmenté et que la base financière est stable, voire supérieure au minimum requis par la BRH »..

Etzer Émile avait noté dans son mémoire écrit en 2008 que l’actif total des banques haïtiennes était passé de 3,67 milliards de gourdes en septembre 1986 à 65,81 milliards de gourdes en septembre 2005. D’après des statistiques plus récentes, l’actif total des banques s’élevait en septembre 2016 à 271,35 milliards de gourdes.  

Pour l’exercice 2005-2006, la plus grosse part des actifs du système était revenue à la Unibank avec 86,159 milliards de gourdes, suivi de la Sogebank qui détenait 70,438 milliards de gourdes et  de la BNC qui avait un actif de 60,164 milliards de gourdes.

En termes de dépôts totaux, le montant total enregistré était de 220, 915 milliards de gourdes. La Unibank arrivait en pole position un volume de 70,212 milliards de gourdes (31,78 %), suivi de la Sogebank qui avait enregistré un montant de 58,213 milliards de gourdes (26,35 %), puis de la BNC qui occupait la 3e position avec un volume de dépôts de 48,924 milliards de gourdes (22,15 %).

Pour ce qui concerne les prêts en dollars, le système bancaire accusait pour le même exercice un montant total de 138,644 milliards de dollars dont 47,334 milliards de dollars (34,14 %) pour la Unibank suivi par la Sogebank avec 39,652 milliards de dollars (28,60 %) et de la BNC en 3e position pour un montant de 22,113 milliards de dollars (15,95 %).

Enfin, au 30 septembre 2016, le système bancaire a enregistré un montant total de 1 907 965 de comptes de dépôts dont 863 477 pour la Unibank, 503 984 comptes pour la Sogebank et 403 875 comptes pour la BNC. Tandis qu’au 30 septembre 2015, le nombre de comptes de dépôts enregistrés dans le système était de 1 884 187 dont 815 322 comptes pour la Unibank, 535 742 comptes pour la Sogebank et 389 787 comptes pour la BNC.

2. Les critiques contre les banques haïtiennes

Les banques haïtiennes ne sont pas à l’abri de critiques de la part de leurs clients qui leur ont longtemps reproché de faire peu d’efforts pour introduire les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Les choses se sont améliorées depuis quelques années au point que les clients se sont vu offrir des services en ligne par presque toutes les banques de la place (à l’exception de la BPH) et aussi la possibilité d’opérer par cartes de débit ou par cartes de crédit. La situation s’est inversée parce que la plupart de ces derniers ne sont pas initiés à ces nouvelles technologies.

On a aussi déploré la lenteur des services offerts par les banques en termes d’ouverture et de fermeture de compte, de virements, de tirages, de dépôts, d’émissions de chèques, d’octrois de crédit, d’émissions de cartes de débit et de crédit, etc.

Ce qui est pire, c’est l’espace physique des banques et l’environnement offert à la clientèle qui fait la queue à l’extérieur dans des conditions souvent humiliantes, l’accueil réservé à la clientèle et aux visiteurs, les conditions de retrait de leurs dépôts faits en dollars américains, l’accessibilité aux services d’ATM, la courtoisie et l’hospitalité des employés des banques, et certains parlent même des pratiques de corruption et de pots-de-vin et de bien d’autres manquements.

Ce qui arrive aussi, ce sont souvent les changements d’horaire de fonctionnement des banques, soit pour des raisons de manque de carburant lors des crises énergétiques qui ont secoué l’ensemble du pays ou encore lors des moments de crises sécuritaires qui ont plus d’une fois obligé tous les types d’entreprises à réduire leur nombre d’heures de service.

Il faut ajouter que les banques commerciales haïtiennes ne mettent pas a la disposition de leurs clients des espaces de parking, à l’exception de quatre d’entre elles. Aussi, les clients sont-ils obligés de garer leurs voitures à une certaine distance des succursales et de revenir à pied à l’issue de leurs opérations avec le risque de se faire attaquer par les bandits qui rodent autour de ces établissements.

Le numéro du Nouvelliste du 4 mars 2021 avait souligné qu’« au fil des ans, les banques haïtiennes ont oublié leurs ressources naturelles que sont les clients » tandis que la banque centrale s’est concentrée seulement sur quelques-unes de ses missions.

Le même numéro du Nouvelliste avait mis en exergue la mauvaise qualité du service à Jérémie où « certains clients passent une partie de la nuit à faire le pied de grue avant de passer une partie de la journée à se faire houspiller et bousculer, avant d’avoir droit d’accès à leur argent ou avant d’avoir la possibilité de déposer leur argent.

Plusieurs membres de la population considèrent que les banques ont failli à leur devoir « de gérer les moyens de paiement, d’assurer la sécurité des transactions financières, d’accorder des crédits, de drainer l’épargne, de servir d’intermédiaire sur les marchés financiers et de conseiller les particuliers et les entreprises».

Il y a donc beaucoup à faire avant que les banques haïtiennes soient bien vues de leur clientèle.

3. Les perspectives du système bancaire haïtien

Les perspectives du système bancaire haïtien telles que définies par la Banque de la République d’Haïti sont nombreuses : création de la gourde digitale en cours pour lequel un concours de logo a été lancé récemment.

- Introduction et généralisation des transactions en ligne

- Paiements dématérialisés et autres cryptomonnaies comme le bitcoin.

- Introduction de la blockchain dans le cadre des transactions monétaires, qui sera une technologie assimilée à un grand livre comptable public, anonyme et infalsifiable pose la question de l'avenir du secteur bancaire.

- Lutte contre la paupérisation du pays par le développement de l’agritourisme.

- Octroi de crédits aux entreprises du secteur agricole en vue de son développement.

- Création d’un marché financier dans le pays. Projet du gouverneur Jean Baden DUBOIS mentionné dans son discours prononcé le 24 avril 2019 lors de la 4e journée de la 9e édition du Sommet international de la finance, consacré au système bancaire.

- Aide aux femmes entrepreneures dans le cadre de l’organisation du Concours Booster PME.

Conclusion

Le développement que nous venons de consacrer au système bancaire haïtien confirme sa bonne santé par rapport aux autres secteurs de l’économie, mais une « bonne santé » au détriment de la clientèle qui mérite plus de considération. C’est un secteur qui, étonnamment, a su résister aux diverses turbulences politiques qui ont contribué à leur dégradation et même à leur destruction, comme il en est surtout pour le secteur touristique qui est au plus bas à l’heure actuelle à cause de l’ampleur du kidnapping. Il est curieux de constater qu’au cours des deux dernières années les banques ont été épargnées par les attaques malgré les menaces qui ont été proférées à leur endroit au début de 2023. À l’heure actuelle, il est impérieux que nos banques commerciales déploient des efforts pour mieux accueillir les clients y compris ceux qui ont besoin de places de parking. Il reste aussi à penser que la Banque de la République d’Haïti s’évertue à mieux jouer son rôle de contrôle et de régulation du système pour le bien-être des clients.   

 

          Jean SAINT-VIL

jeanssaint_vil@yahoo.fr

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