La vérité doit-elle se soumettre aux mythes fondateurs ?

Les textes polémiques de Garaudy Laguerre sur les déclarations de Michel Soukar à propos des Pères de la patrie font couler beaucoup d’encre et de fiel sur les réseaux sociaux. Ces réactions méritent un recadrage méthodologique. Si en quelques minutes d'une émission Michel Soukar a posé un problème qui a choqué plus d’un, il y a lieu de commencer un débat rigoureux et honnête sur la question ! Loin des procès d’intention ou de libelles partisans. Il nous faut avant tout encourager dans ce pays un climat propice aux joutes intellectuelles dans un cadre apaisé où des escrimeurs de la plume et du savoir s’opposeraient selon les règles du jeu démocratique.

En affirmant que les élites noires et mulâtres qui ont chassé les colons, ont fait «un pays pour eux», Soukar a exprimé ce que beaucoup d'historiens ont affirmé avant lui sur le caractère inachevé de cette belle révolution anticolonialiste et anti-esclavagiste et qui a proclamé la liberté, l'égalité et la fraternité pour tous sans distinction de couleur.

D’autres historiens, comme Jean Casimir, ont analysé l’opposition entre élites créoles et masses bossales. Une autre grille de lecture qui s’éloigne d’une lecture trop lisse de l’Histoire et qui vient interroger les failles de notre État-nation et autres fictions institutionnelles.

La suite de l’Histoire a donc été plus compliquée. Le projet national n'a pas émergé et la machine de l'exclusion s'est mise en marche au lendemain de l’Indépendance. On a déjà reproché à Toussaint Louverture un projet d’État néocolonial qui faisait la part belle au retour des «investissements étrangers» du fait qu'il souhaitait que les anciens colons reprennent la gestion de certaines habitations. Ces critiques ne mettent nullement en question le génie de Louverture.

Dessalines fut un grand guerrier, un de nos pères fondateurs qui mérite le respect de la nation, mais si des décisions - la première réforme agraire de notre histoire, la fortification du pays contre un éventuel retour des Français – ainsi que son nationalisme sans faille sont à mettre à son compte de leader incontesté de l'indépendance nationale, il nous faut reconnaître que certains de ses choix de politique n'ont pas toujours été heureux.

Il faut aussi prendre en compte le contexte politique de l'époque et les limites naturelles de révolutionnaires devenus hommes d'État. Les nouveaux leaders comme chefs de la révolution s’en sont appropriés au lendemain de 1804, dans une sorte de « festin des vainqueurs ».

Dans un texte paru dans le numéro 3 de la Revue d’histoire haïtienne publiée à Montréal, l’historien Claude Moïse a souligné que « La nation haïtienne n’a pas pris, c’est-à-dire elle n’a pas réussi à construire une identité commune avérée…celle-ci n’a été que la résultante d’une adaptation progressive au cours de plusieurs siècles de frayage, d’imposition, de confrontation. »  Toujours selon Moïse : « Certes, ils (les anciens captifs) se sont libérés glorieusement, mais ils ont dû très rapidement se colleter aux contradictions sociales…aux âpres luttes de pouvoir ». Et l’historien d’appeler à une relecture du 19e siècle haïtien pour mieux appréhender notre quête identitaire.

Je regrette que Michel Soukar ait parlé d’un sujet aussi grave en une ou deux phrases dans le cadre d'une émission où le temps était précieusement compté. Ce qui est apparu comme un jugement sommaire et sans appel sur Dessalines pourrait être évoqué dans le cadre d'une revue scientifique ou d'un débat contradictoire profitable à la jeunesse. Je suis certain que son jugement aurait paru moins définitif.

Michel Soukar a fait un choix radical suivant une grille idéologique assumée. Il préfère Acaau ! C’est le choix d’un chercheur qui pense qu'on a beaucoup célébré nos généraux traîneurs de sabre et beaucoup ignoré les autres aspects, notamment leur « négligence » en ce qui concerne la mise sur pied d’un projet national. Car construire un État national ne se résout pas aux partages de terres et autres privilèges, mais a à voir avec les besoins du plus grand nombre.

Il est bien que Garaudy Laguerre s'en prenne aux thèses de Michel Soukar, et qu’il demande des éclaircissements sur ce qui, croit-il, pourrait raturer les pages du roman national. Mais dans un pays fragilisé, il est important que la liberté de ton ne déborde sur des «fatwa» intellectuels. Et les réactions émotionnelles sur les réseaux sociaux ont soulevé un tsunami de haine que les terres de ce pays n’en peuvent plus d’absorber. Haïti plus que jamais a besoin de débats scientifiques, sans compromis mou, avec toute la passion d'un Garaudy, mais dans les limites de l'académie.

Si nous nous laissons emporter par les vagues d'émotions qui se déchaînent sur les réseaux sociaux, nous passerons à côté d'un débat utile pour mieux comprendre certaines vérités historiques. Les procès en « sorcellerie » nous éloignent d’un débat rigoureux, y compris sur la question de couleur, trop souvent instrumentalisée parce que biaisée.

Il faudra un jour aborder ces questions sans peur, de manière sereine, pour qu’elles ne soient plus otages des machinateurs de nos troubles. De même que nous avons chacun un devoir critique d’analyser les premiers actes posés entre 1804 et 1806 pour mieux comprendre les « blessures archaïques » de cet État accouché aux forceps.

Même si elles font mal, parce qu'elles déconstruisent plein de choses, certaines vérités doivent pouvoir être bonnes à dire. Dessalines, le grand, n'est pas un «bloc», comme le disait Sténio Vincent. Il est un être humain supérieur à beaucoup d'entre nous par son courage et son leadership qui nous a conduits à la geste de 1804. Mais, cela ne doit pas nous empêcher de critiquer les bases historiques de cet État fragile, sans que cela ne soit pour autant l’autodafé du roman national. En dehors de la charge quasi létale portée contre Michel Soukar, certains problèmes soulevés par Garaudy Laguerre méritent d'être enfin revisités sans acrimonie dans le cadre d'un vrai projet d'unité historique de peuple. Ses textes auront révélé que nous avons beaucoup de problèmes à régler sur la route de cette identité haïtienne qui, pour l’instant, est tout sauf apaisée.

 

Roody Edmé

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