Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique

De la nécessité de promouvoir une lexicographie créole de haute qualité scientifique et de soumettre à l’analyse critique ainsi qu’au débat public tout pseudo « modèle lexicographique » créole fantaisiste, rachitique et amateur contraire à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

À la suite de la parution en Haïti, dans Le National du 11 novembre 2021, de mon article titré « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? , j’ai enregistré divers commentaires confirmant qu’il y a communauté de vue entre nombre d’enseignants oeuvrant en Haïti et moi. Cette communauté de vue se rapporte aux différents problèmes que soulève l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire et à la nécessité d’une véritable qualification didactique pour l’enseignement en langue maternelle créole. L’un de mes interlocuteurs me demande toutefois de préciser ma pensée sur la situation linguistique d’Haïti, notamment au regard de la production de matériel didactique en créole. La réponse à cette demande emprunte la voie d’un plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique, et ce plaidoyer s’adresse aux enseignants, aux linguistes, aux didacticiens, aux directeurs d’écoles, aux rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires ainsi qu’aux cadres du ministère de l’Éducation nationale. Ce plaidoyer s’adresse plus largement aux institutions haïtiennes de défense des droits citoyens et à toute personne qui s’intéresse à la question linguistique haïtienne.

Dans le droit fil de la publication en 2011 du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca), j’ai fait paraître en 2018 le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca). Par la suite, j’ai coordonné et co-écrit en 2021 le livre collectif « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca). Depuis 2015, dans le but de promouvoir une vision rassembleuse de l’aménagement linguistique en Haïti, je publie régulièrement en Haïti, dans le journal Le National, des articles de vulgarisation linguistique dans lesquels j’aborde différentes facettes de l’aménagement linguistique au pays : les droits linguistiques, le droit à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne, la lexicographie, la dictionnairique, la production de matériel didactique de qualité en créole, la jurilinguistique, la politique linguistique d’État, la politique linguistique éducative, etc.

À titre de linguiste-terminologue spécialiste de l’aménagement linguistique, dans mes livres et au moyen de mes articles de vulgarisation linguistique, je propose donc en partage une vision rassembleuse et cohérente de l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti. Cette vision est fondée sur les sciences du langage et la jurilinguistique et elle institue un plaidoyer rigoureux pour l’élaboration d’un énoncé de politique linguistique d’État et celle de la politique linguistique éducative, la didactisation du créole, la production de matériel didactique de haute qualité en créole, la formation des enseignants en didactique créole et l’encadrement juridique de l’aménagement de nos deux langues officielles. 

En ce qui a trait à la production de matériel didactique en créole (ou pour le créole) et en ouvrant la réflexion à la lexicographie du français régional d’Haïti, j’ai exposé, dans plusieurs articles, les acquis mesurables de la lexicographie haïtienne contemporaine en mettant notamment en lumière les travaux de haute qualité scientifique de Pradel Pompilus, d’André Vilaire Chery et de Renauld Govain. J’ai également soumis à l’analyse critique deux productions lexicographiques créoles qui peuvent handicaper lourdement l’enseignement en langue maternelle créole en raison de leurs grandes faiblesses méthodologiques et/ou en raison de leur figement dans l’amateurisme, la fantaisie et l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie. Voici quelques-uns des articles que j’ai publiés en Haïti et en outre-mer sur les différentes facettes de l’aménagement du créole dans l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole et sur l’apport d’André Vilaire Chery à la lexicographie haïtienne pour le français régional d’Haïti : « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? » ; « Jean Pruvost et la fabrique des dictionnaires, un modèle pour la lexicographie haïtienne » ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine » ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » ; « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti d’André Vilaire Chéry » ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » ; « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? » ; « Les dictionnaires et lexiques créoles, des outils pédagogiques de premier plan dans l’enseignement en Haïti » ; « Enseigner en langue maternelle créole les sciences et les techniques : un défi aux multiples facettes » ; « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti ».

À ces articles de vulgarisation linguistique s’ajoute l’étude que j’ai fait paraître dans le livre de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Berrouët-Oriol et al., Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 382 pages, mai 2021). Cette étude a pour titre « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien » (pages 19 à 50). De grande qualité analytique, les études contenues dans ce livre, rédigées par des spécialistes d’horizons divers, apportent toutes des éclairages sectoriels de premier plan sur l’incontournable nécessité de la didactisation du créole.

 

La lexicographie haïtienne et ses enjeux contemporains

 

Pour le lecteur non linguiste et peu familier du domaine de la lexicographie et du rôle didactique qu’elle assure à travers l’usage des dictionnaires et des lexiques dans l’apprentissage scolaire, il est utile de définir en amont en quoi consiste la lexicographie. Termium Plus, le dictionnaire terminologique informatisé du gouvernement fédéral canadien, définit comme suit la lexicographie : « Recensement et étude des mots pris dans leur forme et leur signification visant l'élaboration de dictionnaires de langue ». Le dictionnaire Ortolang du Centre national de ressources textuelles et lexicales de France (CNRTL) lui assigne une définition relativement plus restreinte qui privilégie, avec l’emploi du terme « technique », la dimension méthodologique du travail lexicographique dont l’objectif est la confection des dictionnaires et des lexiques : « Technique de confection des dictionnaires », « Réalisation de lexiques, de dictionnaires ». Cette définition rejoint celle de célèbre lexicologue français Alain Rey, directeur des dictionnaires Le Robert durant une cinquantaine d’années, selon lequel la « Lexicographie s'[…] entendra des techniques utilisées depuis le XVIIe siècle (pour ne pas remonter au déluge) et encore de nos jours, dans la confection des dictionnaires » (Alain Rey« Le lexique : images et modèles », Paris, Colin, 1977, p. 99). S’il arrive parfois que l’on attribue le même sens aux deux termes, la lexicographie et la lexicologie, ces deux domaines de la linguistique sont pourtant distincts. La lexicologie est bien le champ de la linguistique qui s’occupe des mots considérés par rapport à leur valeur, à leurs étymologies ; en d’autres termes, elle est l'étude de la signification des unités qui constituent le lexique d'une langue. Quant à elle, la lexicographie, dont les critères méthodologiques se sont fortement structurés au cours des ans, s’est véritablement installée comme la science de l’élaboration des lexiques et des dictionnaires. L’arrivée des ressources informatiques et des systèmes informatisés de traitement automatique de la langue a donné naissance à la dictionnairique et à la lexicographie numérique.

 

Dans l’article que j’ai publié en Haïti dans Le National le 9 décembre 2021, « La valse des anglicismes dans la presse écrite en Haïti et la problématique des emprunts : pistes de réflexion », j’ai montré que la lexicographie haïtienne, bien qu’elle soit assez jeune, a bénéficié des travaux pionniers de Pradel Pompilus. En matière de lexicographie, la voie qu’il a tracée dès le début des années 1950 s’est enrichie de l’apport de jeunes enseignants-chercheurs, notamment les linguistes André Vilaire Chery et Renauld Govain. Pradel Pompilus a institué, dans le champ divers des sciences humaines en Haïti, une véritable « coupure épistémologique » --au sens du philosophe Louis Althusser--, à contre-courant d’une certaine tradition haïtienne qui privilégiait le narratif identitaire et le culte bavard et réduplicatif d’un passé glorieux au détriment des méthodes scientifiques dans l’étude des faits sociaux et historiques (voir l’étude du philosophe Étienne Balibar, « Le concept de « coupure épistémologique » de Gaston Bachelard à Louis Althusser » parue dans « Écrits pour Althusser », Éditions La Découverte, Paris, 1991). La pensée lexicologique et lexicographique de Pradel Pompilus, au creux de ses travaux, irrigue jusqu’à nos jours la démarche lexicographique haïtienne dans la stricte conformité aux fondements méthodologiques de l’élaboration des dictionnaires. Ce socle méthodologique est au cœur du travail du lexicographe et le présent plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique s’en réclame. Ce socle méthodologique, au fondement de l’élaboration et de l’évaluation analytique des dictionnaires et des lexiques, comprend plusieurs strates liées qui s’articulent comme suit : l’enquête de terrain, la détermination de la nomenclature de référence, la détermination du public-cible du dictionnaire, l’établissement du corpus à analyser, les règles linguistiques régissant l’analyse des termes retenus, leur catégorisation grammaticale et lexicale, leur définition, les contextes phrastiques d’utilisation des termes, les notes explicatives, le système de renvois analogiques, le tout constituant ce qu’on appelle un « article » ou une « rubrique » dans un dictionnaire. Voici des exemples de fiches lexicographiques donnés sous forme de synthèse de l’information :  

 

  1. Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « intelligence artificielle »

Source : OQLF, 2017 et CELF, 2018

 

Terme en vedette (ou « entrée »

Catégorie grammaticale

Définition 1

Source et datation

 

 

 

 

intelligence artificielle

Non féminin

Champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension de mécanismes de la cognition et de la réflexion, et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel, à des fins d'assistance ou de substitution à des activités humaines.

Commission d'enrichissement de la langue française (France), FranceTerme, 2018

 

 

 

 

 

 

Définition 2

 

 

 

 

 

 

 

Domaine d'étude ayant pour objet la reproduction artificielle des facultés cognitives de l'intelligence humaine dans le but de créer des systèmes ou des machines capables d'exécuter des fonctions relevant normalement de celle-ci.

 

Office québécois de la langue française, 2017

IA (abréviation)

 

 

 

 

Fiche complémentaire pour le terme « intelligence artificielle »

 

 

 

Note technique 1

Marvin Minsky définissant le terme intelligence artificielle comme « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique ». (Réd. : CPO, 2021)

 

Note technique 2

Cette définition a été donnée par Marvin Lee Minsky. Il fut scientifique et cofondateur avec l’informaticien John McCarthy du CSAIL (Computer Science and Artificial Intelligence Laboratory), du groupe d’intelligence artificielle du Massachusetts Institut of Technology (MIT). Ces deux scientifiques sont considérés comme les pères fondateurs de l’intelligence artificielle et comme ceux ayant démocratisé ce terme. (Réd. : CPO, 2021)

 

 

Ce modèle de fiche lexicographique rédigée selon le dispositif du socle méthodologique de la lexicographie professionnelle répond à la nécessité de construire chacune des rubriques dictionnairiques selon le même modèle conceptuel et d’introduire des champs informationnels obligatoires et contraignants, ce qui fait du dictionnaire un ouvrage stable, homogène et qui se consulte aisément. Cette inscription méthodologique répond à la nature et aux objectifs de l’ouvrage, qui sont de décrire et de définir les mots de la langue à une étape donnée et dans une séquence historique identifiée par la datation du terme.

 

  1. Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « pipirit »

Source : « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Indiana University, Creole Institute, 2007, p. 559).

 

Terme en vedette (ou « entrée »

Catégorie grammaticale

Définition 1

Source et datation

 

 

 

 

pipirit

nom

Kind of small bird

HCEBD 2007

Termes dérivés et/ou apparentés

 

 

 

 

 

 

 

pipirit chandel (2), pipirit chantan (3), pipirit gri (4), pipirit gwo tèt (5), pipirit rivyè (6), pipirit tèt fou (7) // gri kou pipirit (8), sou kon pipirit (9)

nom

Définition 2 :

 

Hispaniolan pitchary

Définition 3 : At the crack of dawn

Contexte 3 : Li kite kay li maten an o pipirit chantan / She left the house at dawn

HCEBD 2007

 

Comme pour le terme français « intelligence artificielle », le terme créole « pipirit » a fait l’objet d’une fiche lexicographique selon le modèle conforme au dispositif du socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. L’information ainsi consignée répond à la nécessité de construire chacune des rubriques dictionnairiques selon le même modèle conceptuel et d’introduire des champs informationnels obligatoires et contraignants, ce qui fait de l’ouvrage d’Albert Valdman le dictionnaire modélisé le plus rigoureux et le plus exhaustif de la lexicographie créole contemporaine et cela a permis l’élaboration d’un ouvrage stable, homogène et qui se consulte aisément.

 

  1. Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « moto-taxi »

Source : « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry (tome 2, Éditions Édutex, 2002), p. 74-76.

 

Terme en vedette (ou « entrée »

Catégorie grammaticale

Définition 1

Source et datation

 

 

 

 

moto-taxi

nom

Néologisme du français d’Haïti : « motocyclette utilisée comme taxi ».

Le Nouvelliste, 5/3/2001

 

 

 

 

 

 

Contexte d’utilisation du terme

 

 

 

La moto-taxi a vu le jour à la faveur des grèves de juin et de juillet 1987.

COMM. 1999

 

 

 

 

 

 

Note 1

 

 

 

On rencontre aussi « taxi-moto »

HEM, mars 1999

 

 

Note 2

 

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