Mon amour, mon geôlier

Acte VIII

 

La brise du soir apporte la musique au loin… Vibrante, au cœur de la nuit. Judy préfère garder les yeux rivés sur le feu qui crépite. La façon dont Gail la regarde, la trouble à un point tel… Il est assis sur la terrasse, non loin d’elle, avec les autres convives. Les hommes boivent comme si le mot saoul pour eux n’existait pas. Mais, qu’importe! Ils ne vont pas prendre le volant. Ils ne conduisent pas. Ils n’ont même pas de voiture - Georges lui, le mari de Clémente a une vieille camionnette - Ils ne quittent même pas ce coin de terre, n’ayant presque accès à rien. Chaque chose en son temps. Ce soir, ils veulent oublier leurs déboires quotidiens, l’ambiance est à la fête. Judy n’arrive pas à croire qu’il a fait griller le cochon. C’est à peine imaginable, la façon dont ils mordent avec appétit dans la chair juteuse. Ça dégoûte presque la jeune femme qui a eu un contentieux avec cet animal, ce qui a soldé sur la mort de ce dernier. Pauvre animal! Elle ferait mieux de ne pas y penser. C’est bien loin, tout ça. Elle espère tout oublier au plus vite, une fois rentrée chez elle. Mais, comment peut-elle lui faire confiance? Aurait-elle oublié comment elle a atterri ici? Contre sa volonté? Comment peut-elle être sûre qu’il va véritablement la laisser partir. Encore, Judy se demande pourquoi elle n’a pas profité pour crier au secours, alors que la chance lui avait souri quelques heures plus tôt? Après tout, peut-être que la compagnie de cet homme lui plaît bien plus qu’elle voudrait le croire. Qui ne sauterait pas sur cette occasion en or? Elle ne sait pas pourquoi elle avait obéi à cet homme, en acceptant de rester cachée, comme il le lui avait demandé. Elle lui laverait aussi les pieds s’il le demandait. Franchement, c’est à peine croyable. Regarde-les… Ils n’arrêtent pas de se jeter des coups d’œil énamourés. Serait-elle amoureuse de lui? À cette seule idée, Judy se sent prise d’un malaise fou. Pourquoi est-elle allée penser une chose pareille? On ne tombe pas amoureux au premier regard. Et cela ne risque pas d’arriver. Et, pourquoi pas? Elle est immunisée? À son âge, elle n’a jamais encore été amoureuse. Elle ignore ce que cela fait d’aimer, ou d’être aimée par un homme. Est-ce ce sentiment qui la fait frissonner, malgré ce grand feu qui brûle? Elle l’ignore. À vrai dire, elle a toujours fait de ses études sa priorité. Une femme éduquée, instruite et indépendante ne peut inspirer que le respect, contrairement à celle dénudée de tout atout, autre que le fait d’être recouverte du manteau de la féminité… Très tôt, Judy a compris que cela ne suffisait pas. Et, son père… Son père la comblait… Jusqu’au jour où il s’est éteint brusquement.

-Des hommes comme cela, on en trouve plus.

-Hum!

Judy, très loin dans ses pensées, n’a pas entendu Clémente parler.

-Depuis qu’il est arrivé, il vient tous les jours au dispensaire, consulter des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants.

-Ah bon, répond Judy non sans surprise.

-Oui, c’est lui qui l’avait fait construire. Avant, il fallait marcher des kilomètres pour trouver le seul centre hospitalier où le patient doit acheter même une bande de sparadrap, ou une paire de gants. Moi, je ne sais pas pourquoi il s’obstine à vouloir trouver qui a fait quoi. Cela ne va pas lui ramener son cousin. Tout le monde l’adore ici, il est en sécurité, et personne ne lui veut du mal.

À la lueur du feu de bois, Judy reste pendue aux lèvres de la sexagénaire qui apparemment est en admiration pour cet homme.

-J’ai connu les parents de Gail. Sa mère une femme généreuse, une philanthrope. Tout comme lui. Mais son cœur n’était pas assez grand pour supporter les infidélités de son mari… Même après le divorce, elle ne s’est pas remise.

-Sa mère est morte à cause de son père?

-Non, c’était son beau-père. Je ne sais pas pourquoi le malheur n’arrive qu’aux gens de bien, dit-elle d’une voix empreinte de tristesse.

-Les choses n’arrivent pas par hasard.

-Non, vous avez raison, cette femme n’est pas arrivée dans sa vie par hasard. Avec elle, tous ses problèmes ont commencé.

-Quelle femme? s’enquit Judy?

-Sa femme. Mercedes. Celle qu’il a épousée.

Clémente semble bien connaître l’histoire de Gail, pour un homme si peu loquace. Certainement si l’homme se confie à son ami, celui-là ne peut que se confier à sa femme.

-Son cousin, je le connaissais aussi bien que Gail. Bien que Gail et moi sommes très proches contrairement à lui, n’empêche que c’était un charmant garçon. Il ne voulait pas de ce mariage. Il pensait qu’elle était intéressée par leur fortune. Un patrimoine familial de plusieurs millions.

-Mais, ce n’était pas son problème. C’est sa vie. Il pouvait épouser qui il veut, après tout.

-Il pouvait ne pas être d’accord, il la connaissait. D’autant que c’est lui, qui la lui ait présentée.

-Il était sans doute jaloux? suppose Judy qui voit là un drame passionnel.

-Dire que même l’argent ne peut nous protéger de nos malheurs. Ils se sont disputés le soir de la réception et le lendemain, le couple n’était même pas encore parti pour le voyage de noces que la police est venue l’interroger au sujet de la mort de son cousin qu’on a retrouvé mort dans le coffre de sa voiture, avec trois balles dans le corps.

Judy n’arrive toujours pas à comprendre ce qui s’est réellement passé, lors de ce procès.

-L’on se dit tout. C’est moi, qui me suis occupée de tout dans la maison, alors qu’il était en prison. Gail n’a pas tué ce garçon. Même si je suis bien plus vieille que lui, il s’est toujours confié à moi, ajoute la dame avec un sourire qui illumine son visage à travers la lueur du feu qui se consume lentement.

Pour une fois, Judy s’est trompée. C’est donc elle l’amie de Gail, pas le mari. S’ils se disent tout, lui a-t-il dit qu’il la garde contre sa volonté depuis plusieurs jours? Qu’est-ce qu’il a bien pu dire à son amie, pour justifier sa présence ici? Pourquoi toutes ces interrogations? Judy a-t-elle inconsciemment peur qu’il ne la laisse plus partir? Il faut surtout dire que le pire est passé. S’il y a une chose dont elle est certaine, c’est qu’il ne lui fera aucun mal. Quitte à ce qu’il la laisse partir ce soir ou la garde à tout jamais.

***

Au milieu de ce paysage pittoresque, Judy jette un dernier regard avant de s’engouffrer dans la voiture, presque malgré elle.

À elle la liberté!

Le jour tellement attendu est enfin arrivé. Une brise matinale dévale les montagnes. Presque glaciale. Une belle journée qui se lève. Judy devait sauter de joie et de bonheur. Mais, on dirait que non. Au-dedans d’elle, c’est comme si quelque chose venait de se casser.

Lorsqu’il démarre, Judy laisse son regard errer sur le chemin bordé de pin. Pour se donner une contenance, d’un air distrait, elle se met à caresser Rose qui s’en moque royalement. Qu’est-ce qui la met dans cet état? Elle va rentrer chez elle, après cette affreuse aventure, n’est-ce pas merveilleux? Non, au contraire, un nœud lui emballe le cœur. Si elle ouvrait la bouche, aucun son n’en sortirait. Ou pire, elle risquait d’éclater en sanglots. C’est à se tordre de rire. Qu’est-ce qui lui prend? Elle n’est tout de même pas tombée amoureuse de cet homme qui l'a séquestrée durant trois jours? Ah les femmes! Toute faiblesse! À moins qu’elle soit victime de ce syndrome. C’est quoi déjà le nom? Ah oui, le syndrome de Stockholm. Une fois rentrée, elle devrait chercher à consulter un psy, ou encore porter plainte pour enlèvement et séquestration contre la personne de Gail Duncan.

-Je t’accompagne en ville, après j’ose espérer que tu pourras continuer seule.

Judy n’avait même pas pensé qu’il allait la conduire. La sécurité doit être très serrée. Il doit y avoir une patrouille aux portes de chaque ville. Histoire de mettre la main sur les évadés, dont lui. Donc, il ne peut pas se permettre de se faire prendre. Vaut mieux rester caché ici où un autre monde semble exister. Luxuriante de beauté, où la verdure s’étend à perte de vue. Comment de tels endroits peuvent-ils exister? La fraîcheur matinale est d’une pureté que seul le parfum des pins et des fleurs ose se mélanger. Le paradis sur terre existe vraiment.

-Pourquoi as-tu changé d’avis?

Il ne la regarde même pas, comme s’il n’était pas surpris par sa question en gardant les yeux rivés sur la route qui surplombe dangereusement les falaises qui se détachent du Morne-à-Cheval.

-Je me suis trompé, reconnaît-il seulement.

-Te tromper sur quoi? insiste la jeune femme désireuse de savoir pourquoi elle est chassée du paradis.

-Sur ce que je voulais vraiment. Traite est le cœur, ajoute-t-il avant de prendre le dernier tournant qui va les séparer à jamais.

***

Gail se gare sur le côté de la route et arrête le moteur. Il la regarde un long moment. Comme s’il voulait graver les traits si purs de la jeune femme dans sa mémoire à jamais. Doucement, il lui caresse la joue et sa main, douce comme la fraîcheur du matin qui se lève, s’aventure jusque vers sa nuque duveteuse.

-Je ne peux pas continuer à te garder ici… Je dois te laisser partir, lâche-t-il dans un souffle, comme si elle lui avait demandé de la garder ou comme s’il avait le choix.

Judy aurait aimé crier de rage, mais elle se retient. Elle avale péniblement sa salive, en s’efforçant de cacher les émotions qui l’envahissent. Elle doit reprendre sa vie. Toute cette histoire est due à une erreur. Une grave erreur. Elle n’est pas censée se retrouver ici. Elle n’est pas censée ressentir ça. Elle n’aura qu’à refouler cette aventure dans les replis de sa tête.

Vont-ils un jour se revoir? Judy prie pour que cet instant se perde dans les méandres de l’éternité. Est-ce donc cette douce folie, l’amour? Tout à coup, elle éprouve l’horrible besoin de se jeter dans ses bras, de se serrer tout contre lui, se noyer dans son parfum qui lui monte à la tête, faire un seul corps avec lui, de sorte qu’aucune loi, ni rien, ni personne ne pourra séparer.

Lorsque Gail ouvre la portière, Judy sent alors que leur séparation est inéluctable et imminente. Hardie, elle décide de sceller ce moment. Elle décide de toucher, de goûter et de savourer l’instant. Comme une enfant, une seconde d’inattention et voilà déjà Rose qui se lance dans la rosée du matin, dont la pureté et la limpidité sont semblables à celles du cristal, parsemé généreusement sur les feuilles et les pétales des fleurs sauvages qui jalonnent de part et d’autre de la route.

-Attends… murmure-t-elle.

Il se retourne et elle ne se fait pas prier.

-Embrasse-moi, risque-t-elle.

Plongeant son regard dans celui de la jeune femme, il tente de comprendre ce dernier appel, ce cri du cœur.

-Ne me demande pas ça, dit-il d’un ton suppliant.

Mais, comment résister à cette douce tentation? Si elle savait ce qu’il ressent pour elle, elle fuirait, là maintenant. La laisser partir est déjà au-dessus de ses forces. Il ferme les yeux quelques secondes afin de se ressaisir. Déjà, en enlevant la jeune femme, il avait laissé ses sentiments aller trop loin. Dès l’instant, où il avait posé les yeux sur elle, il avait eu peur de la perdre. Il a su que sans cette femme au regard d’enfant à ses côtés, il ne sera que l’ombre de lui-même. Et aujourd’hui, la voilà qui le supplie de l’embrasser juste une dernière fois.

Le soleil commence à se lever au-dessus des montagnes. Radieux. Les oiseaux dans les branches chantent, comme s’ils annoncent le début d’une ère nouvelle. Les yeux de Gail brûlants de désir sont rivés à la bouche si sensuelle de Judy. Il ne veut pas la perdre. Jamais. Sans laisser passer une minute de plus, il l’attire tout contre lui et l’enlace tendrement. Ils restent silencieux un moment, délectant le bonheur de cette simple et douce étreinte, susceptible de les mener au bord du gouffre. Puis, tout à coup, comme ne pouvant plus, Gail commence par déposer de petits baisers sur la joue en feu de Judy, qui frémit délicieusement, lorsqu’il prend ses lèvres dans un long baiser qui n’en finit pas.

Les lèvres de Gail, maintenant vont et viennent des lèvres de Judy à ses joues, à son cou… à la naissance de sa poitrine tendue par la douceur qui la possède. Lorsque Gail reprend ses lèvres, Judy l’embrasse avec beaucoup plus d’audace, plus d’intensité. Elle répond à ses baisers avec la même ardeur, boit à ses lèvres comme à une fontaine ayant le pouvoir de faire mourir sa soif. Une seconde, Gail interrompt leurs fougueux baisers, redresse la tête et interroge la jeune femme du regard, s’assurer qu’elle consent à aller jusqu’au bout de cette jouissance qui s’empare de leurs êtres comme un phénomène de possession. Les yeux pétillants, pour toute réponse, Judy glisse ses doigts dans ses cheveux et attire son visage contre le sien, le fait descendre sur sa poitrine, gémissant de plaisir en sentant la chaleur de ses lèvres sur sa peau, douce comme de la soie. Ce geste pour le moindre, décuple la flamme de l’homme.

Un rayon de soleil filtre à travers les feuilles pour traverser les vitres. Une lumière à la fois douce et vive inonde la voiture et donne à Gail l’aspect féerique d’un ange. Ne pouvant plus résister à la vague de plaisir qui les soulève l’un l’autre, Gail fait basculer le siège de Judy, sans s’arrêter de l’embrasser avec ferveur, tandis que leurs mains fébriles et affolées défont boutons, tirent sur les étoffes pour être bientôt enlacés dans une étreinte euphorique.

Emporté de désir, il se penche sur Judy, la couvrant de caresses et de baisers. La jeune femme soupire de plaisir et un long frisson la parcourt entièrement lorsqu’elle sent tout contre elle, la force de l’envie de Gail. Prisonnière de ses lèvres, Judy n’a plus aucune intention de résister à cette douce tentation. Au contraire, elle est animée par ce besoin de se laisser aller, de s’abandonner à la découverte de ce feu qui les dévore tous les deux.

Oui, elle a envie de lui faire confiance. Pétillante, Judy noue les bras autour du cou de Gail, l’attirant sur elle. Fiévreux, il l’étreint avec une passion déconcertante pour l’emporter dans une spirale vertigineuse de volupté. Judy ferme les yeux sur un paysage de sensations dévorantes, se laissant guider, s’abandonnant entièrement, confiante et heureuse.

***

Après un week-end si long où, on a fait le plein d’énergie, on devrait être, tout feu tout flamme, ravi de pouvoir reprendre le travail. Mais Judy elle, de son côté, est comme revenue d’une autre planète. Cet épisode qu’elle a vécu est à peine croyable. Elle n’en revient toujours pas de son aventure. Était-elle bonne ou mauvaise? Elle ne saurait le dire. Sauf qu’elle est sortie avec une sensation de brisures. Une terrible impression que le vide s’est à nouveau refermé sur elle. Désormais, elle sait que rien ne sera plus comme avant. Prétextant un mal de tête, elle avait passé la journée du lundi à la maison. Toute molle, ne se possédant plus, elle regarde la pile de dossiers sur le bureau qui l’attend, sans vraiment savoir par où commencer. Gail est persuadé qu’il y a une main cachée derrière tout ça. Mais que peut Judy dans toute cette histoire? Elle n’est pas de la police. Elle ferait mieux d’oublier tout ça. Faire comme si rien ne s’était passé. La rentrée de Maria la tire de ses pensées.

-Tu es toute bizarre, tu vas bien? s’enquit la secrétaire.

Judy esquisse un petit sourire sans joie.

-Oui, ça va merci. Tu as passé un bon week-end?

-Un très long week-end, dire que j’ai essayé de te joindre à plusieurs reprises, samedi et dimanche.

-Ah bon! J’ignore ce qui s’est passé, feint Judy qui cache le fond de ses pensées.

-Tu veux un café? demande Maria en remplissant une tasse.

-Oui, merci. C’est gentil, dit Judy sans conviction.

Depuis quelque temps, elle n’a plus aucune envie. De goût pour rien. En elle, tout est mort. Son cœur n’est plus qu’un tissu aride et desséché, dont les battements résonnent dans une enveloppe vide.

-Tiens, dit Maria en lui tendant la tasse bleue Togo.

-Que sais-tu de Gail Duncan?

Maria plisse les yeux un peu avant de répondre.

-Que veux-tu savoir ma chérie? À part que c’est le mari de ma nièce… La pauvre!

Judy porte une main à sa bouche dans l’esprit de refouler les effets de ses souvenirs.

-Je ne sais pas, moi, quelque chose qui pourrait m’aider à comprendre ce qui s’est réellement passé lors de son procès, dit Judy en portant la tasse à ses lèvres.

Maria prend une chaise et s’assoit en poussant un long soupir.

-En effet, on a cambriolé le cabinet et emporté certains dossiers, toutefois, mis à part les backups, je sais que maître Bernardy tient toujours une copie bien gardée dans un lieu sûr. Mais…

Elle observe une pause. Signifiant sans doute qu’elle ne souhaite pas aller jusqu’au bout de ses pensées.

-Que veut dire ce mais? s’empresse Judy de savoir.

-À cause des menaces qui pesaient sur lui, il a dû se résoudre à le perdre ce procès...

-Quels genres de menaces? s’obstine Judy, prenant tout à coup un air plus sérieux.

-Mais ma chérie, pourquoi revenir remuer cette histoire? C’est du passé.

-Le passé nous rattrape toujours. Et, je crois que mon père a eu tort de se soustraire à ses responsabilités sous n’importe quel prétexte que ce soit.

-Je suis d’accord avec toi, mais c’était aussi sa responsabilité de te protéger.

-Me protéger de quoi? se renseigne Judy.

-Des gens le menaçaient de s’en prendre à toi, s’il faisait acquitter le Dr. Duncan.

-Alors, il a eu le courage de laisser condamner un innocent? s’emporte tout à coup la jeune femme, révulsée. Où était donc passé son sens de l’éthique? Après tout, peut-être ce n’étaient que des menaces sans fondement.

Maria se lève de son siège et vient entourer les épaules de la jeune femme de ses bras.

-Essaie de te mettre à sa place. C’était lui ou toi. Il faisait face à un dilemme. De vous deux, il t’a choisi, toi. Tu ne peux lui en vouloir. Il n’a laissé condamner personne. Tout était contre lui. Ton père n’a seulement pas apporté les nouveaux éléments dont il disposait, à ce moment. La direction centrale de la police judiciaire a eu 48 heures pour diligenter son enquête à la suite desquelles, le Dr. Duncan a été inculpé du meurtre de son cousin. C’est sans doute l’une des rares fois que sa richesse ne lui a pas servi. Sa liberté sous caution n’a même pas été acceptée. Et, lors du procès, il a été reconnu coupable des chefs d’accusation retenus contre lui. Le pire, il n’avait pas d’alibi. Sa femme avec qui il a passé la nuit, a dit qu’elle a dormi toute la nuit, et qu’elle ne sait pas ce qui s’est passé.

-Si c’est vrai, pourquoi la nouvelle mariée n’a-t-elle pas menti pour protéger son mari?, se demande Judy en son for intérieur. Quelle femme ne voudrait pas protéger son mari pour qu’il n’aille pas en prison? Peut-être qu’elle a fait ses déclarations sans savoir ce que cela impliquait. Judy n’a-t-elle pas menti délibérément pour lui dès le premier jour? L’avocate chasse cette pensée.

-Après tout, ce n’était peut-être que des menaces, prétend Judy tout haut.

-Ces gens-là ne plaisantent pas ma chérie.

-Comment sais-tu?

-Je suppose. Tout ce que je sais, c’est que ton père a agi pour ton bien. Il ne voulait pas qu’il t’arrive malheur.

-Pour moi, ce n’est pas une excuse pour se soustraire à ses engagements. Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour rétablir la vérité.

-Si tu veux un conseil ma chérie, reste en dehors de ça. Il a engagé une détective, qu’ils se débrouillent.

-Il a engagé quelqu’un? se demande Judy non sans surprise.

-Un homme était venu me poser tout un tas de questions.

-Quand ça? se hâte Judy de demander.

-La semaine dernière.

-Mais… mais pourquoi tu ne m’as rien dit?

-Je ne voulais pas te mêler à tout ça.

-Oh, mon Dieu, Maria! Je ne suis plus une gamine. Et, ce n’est pas à toi de décider de ces choses. Je te rappelle que tu travailles pour moi.

Maria qui, à cet instant, caressait les cheveux de Judy s’arrête net. Judy s’empresse de s’excuser en lui prenant la main.

-Oh Maria, je suis désolée, je n’ai pas dit cela pour te blesser. Tu n’as pas à me protéger outre mesure. Viens là, dit-elle en se levant pour la prendre dans ses bras.

-Que puis-je faire pour toi?

-Où crois-tu que mon père cacherait un document important? À la banque? À la maison? Où?

***

Judy rentre et dépose son sac sur la table, tout près de la porte d’entrée sur laquelle trône un magnifique bouquet de marguerites aux multiples coloris qui se dupliquent dans le miroir accroché au mur, au-dessus du meuble en verre. Elle met de l’eau dans le bol vide de Rose qui s’est mise à se frotter en s’entrelaçant entre ses jambes. Bizarrement, Rose lui fait penser à Gail, elle l’appréciait déjà. Il a quelque chose qui chez lui attire, comme une sorte d’aimant, ou l’on ne sait trop quoi, une sensation de se sentir bien et en sécurité avec lui. Judy essaie de ne pas penser à lui. Elle ne veut pas savoir s’il lui manque. Et pourquoi lui manquerait-il? Ne parle-t-on pas de la même personne? Gail Duncan? Ce malade qui l’a séquestrée pendant des heures, pour ensuite se débarrasser d’elle comme un vulgaire chiffon? Judy n’est pas stupide et fait de son mieux pour ne pas repenser à cette mésaventure. Tout ce qu’elle veut, c’est réparer les erreurs de son père. Elle s’assoit un moment et commence à se demander où ce dernier pourrait bien cacher des choses importantes… comme des preuves pouvant innocenter Gail. En y réfléchissant, trouver ces preuves, c’est bien… Mais qu’en sera-t-il de ceux qui sont derrière toute cette machination?  Que lui veut-on? Judy ne lui avait pas posé la question. Elle s’était plutôt jetée dans ses bras. Judy porte sa main sur sa bouche qui garde encore la saveur de ses lèvres. Elle ferme les yeux essayant de revivre l’instant où il l’avait pris dans ses bras. Qu’est-ce qui serait passé s’il n’avait pas renoncé à continuer? Judy passe une main sur son visage pour faire disparaître cette honte qui tout à coup s’empare d’elle, de s’être ainsi laissée aller à une telle légèreté. Elle ne connaissait pas cet homme et a failli se donner à lui sans réserve, aucune.

 

 

***

Brusquement, un bruit dans la maison, un claquement de porte, fait sursauter Judy qui était déjà loin dans ses pensées. Doucement, elle se déplace, et se glisse dans un coin sous la voûte qui sépare le salon de la cuisine, de peur que l’homme qui sort de la bibliothèque ne puisse la voir. C’est qui? Gail? Mais qu’est-ce qu’il lui veut à la fin? Judy lève un peu la tête de sa cachette. L’homme, grand, le crâne rasé, avec une balafre rampant sur le visage pareil à un serpent, embrasse la pièce des yeux, comme s’il cherchait quelque chose qu’il peine encore à trouver. Il avance doucement ses bottes dont les semelles en caoutchouc grincent légèrement sur le sol en céramique qui luit, s’arrête un instant et tire un couteau dans son dos, sous sa veste de faux cuir noir. Oh, non! Mon Dieu! Judy porte ses deux mains à sa bouche pour étouffer un cri d’effroi. Une lame tranchante, prête à voler des vies, brille. Mais qu’est-ce qu’il veut? C’est qui d’abord? Le père Noël serait-il en avance? Serait-il passé par la cheminée? Elle n’a pas de cheminée, voyons! On est qu’en novembre. Alors qui est cet homme qui fouille la pièce du regard, cherchant quelque chose en particulier. Certain, il fait quelques pas en direction du « Casimir Joseph » accroché au mur. Il lève le bras pour décrocher la miniature d’une très grande valeur. C’est un voleur! Et déjà, Judy cherche un moyen pour disparaître, afin de ne pas se faire repérer. Elle pourrait se fondre dans le décor, mais elle n’a pas cette aptitude qu’ont certains animaux en milieu hostile. En essayant de se glisser tout contre le mur, Judy fait tomber un cadre qui se casse dans un bruit sec. Une photo d’elle et de son père. Elle souriait. Heureuse. Alerter, l’homme se retourne pour poser les yeux sur une femme horrifiée. Pourtant, elle ne doit pas rester là. Elle doit se défendre. Elle est chez elle, dans son territoire. En deux pas, Judy s’empare du cygne en céramique sur le guéridon. Un bibelot qu’elle adore, pourtant. Mais là, elle est prête à le perdre pour pouvoir se défendre.

-Restez où vous êtes, ordonne-t-elle. Vous faites un pas de plus, je vous ouvre le crâne, menace-t-elle. Et, je ne plaisante pas.

Avec un sourire méchant, l’homme de ses yeux rouges la dévore comme une proie facile, faisant craquer les vertèbres de son cou de droite à gauche. Judy pour sa part cherche un moyen de garder une certaine distance entre elle et ce malfrat, en reculant, mais ne le quittant pas des yeux. Arrivée au pied de l’imposant escalier, elle réfléchit déjà à comment elle ferait pour s’échapper. Le voyant s’approcher d’elle considérablement… Lentement, comme s’il faisait durer le suspens. Mais pourquoi fuir? Pourquoi ne pas l’étaler avec un coup sur la tête? N’ayant pas le temps de réfléchir, puisque le temps ici ne lui appartient pas, Judy fait la première chose qui lui vient à l’esprit, et prend ses jambes à son cou. Sans cette poigne vigoureuse, elle aurait presque oublié cette cheville. La douleur lui traverse les entrailles. Déjà, sa tête compte les marches, une à une. Sonnée, elle n’est plus en position de réagir, ayant perdu tout contrôle.

-Sale vermine! balance-t-il en lui collant un coup de pied qui la fait rouler sur le côté.

Il saigne. Dire que ça a été un bon coup. On le dit fort souvent, les assassins ont peur du sang. Si elle ne fait rien, il pourra la tuer là, et maintenant. Elle l’a mis en colère. Il faut faire quelque chose. Mais, l’adversaire ne lui donne pas le temps de souffler, qu’il se penche sur elle pour l’agripper aux cheveux. La jeune femme pousse un hurlement de douleur. Avant d’avoir eu le temps d’émettre un second cri, elle plane et atterrit sur la table de verre qui vole en éclats sous ses yeux agrandis par la douleur qui traverse son corps pour lui arracher le souffle. À ce rythme, il la tuera. Pourquoi? Même si c’était vraiment elle qui avait ouvert les hostilités. Cependant, ce n’est pas une raison pour la massacrer. Elle est inoffensive.

-Tu vas regretter le jour où, tu es venue au monde, crache-t-il, en léchant froidement la lame de son couteau. Que va-t-il lui faire? Peu importe, ce ne sera pas aujourd’hui. Judy rassemble ses dernières forces et les canalise en un excellent coup de pied, justement là où ça fait mal. Il se laisse tomber au sol, hurlant, en tenant ses joyaux qui malheureusement ne sont pas des pierres authentiques. Vite, il faut sortir d’ici. Mais, la jeune femme n’arrive pas à se lever. Pourtant, il le faut, sinon, s’il l’attrape, il l’achèvera. Se remettant de sa douleur, le voleur touché dans son amour-propre se lève et un coup retentit dans sa tête.

 

 

***

Pourquoi a-t-il fallu rentrer plus tôt? À cette heure, elle ne devrait pas être à la maison, mais au boulot. Le voleur serait rentré, aurait emporté tout ce qu’il voulait et s’en serait allé sans causer de tort à personne. Au lieu de vouloir jouer au Capitaine Gadget, elle aurait mieux fait de reprendre le travail comme de rien n’était. Mais pourquoi a-t-il fallu la laisser partir? Elle ne risquait vraiment rien là-bas, dans cette maison au fond des bois. Il avait donc raison? Elle aurait dû le croire. Maintenant, c’est trop tard. Peut-être bien que ce qui vient de se passer est un cas isolé, et  n’a rien à voir avec toute cette histoire? Pourtant, en vingt longues années qu’elle habite ce quartier, même le plus petit des larcins n’a été recensé. Bien que Maria l’en ait dissuadée, on dirait que c’était devenu une affaire personnelle. Après avoir longuement discuté avec Maria, elles ont décidé que les objets secrets d’un homme comme Arnold ne seraient jamais cachés à la maison, mais dans un coffre-fort au secret. Aussi, elle a décidé de faire un saut à la banque. Mais, peine perdue. Il n’y avait rien qui pouvait aider Gail. Alors, elle a pris la liberté d’aller déjeuner dehors, et profiter pour se changer les idées. Judy aimait particulièrement ce petit coin de ce café terrasse où elle se sent à la fois seule et entourée. Elle aimait surtout admirer le marché aux fleurs d’en face, où les fleurs de toutes les couleurs égayaient le quotidien des gens. Un petit geste, qui parfois peut compter énormément… Dans une chambre d’hôpital… Pour une naissance… Un anniversaire… Ou simplement pour le plaisir de dire : Je t’aime!

Assis auparavant sur un banc dans le parc où fuse le rire, il se déplace et traverse les quelques mètres qui le séparent des marchands et paie une fleur. Une seule. Une rose… Blanche. D’une pureté qui blesse les yeux. Il respire le parfum qui s’y dégage, un sourire aux lèvres, avant de revenir sur ses pas, l’offrant à la belle de ses rêves, qui la remercie d’un baiser, en se serrant tout contre lui. Que c’est beau!

Les vendeurs et les curieux applaudissent chaleureusement ce geste qui semble être un acte héroïque, accompli par les deux amoureux. De toutes petites marques d’attention qui vont se fixer sur l’éternité, tels de tout petits cristaux lumineux. C’est ça le bonheur. Pas besoin d’aller le chercher dans des diamants maculés de sang.

A suivre

Isabelle Théosmy

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