Mon amour, mon geôlier

Acte VI

Encore secouée par la peur, Judy, la voix hachée, entrecoupée de spasmes, tient Gail responsable de ce qui vient de lui arriver.

-C’est de votre faute, si j’ai failli me faire dévorer par cet animal.

Elle renifle. De grosses larmes roulent sur ses joues et d’autres restent accrochées à ses cils. Contre toute attente, Gail baisse la tête. Ses yeux noirs, chargés d’une profonde tristesse.

-Je ne vous avais pas demandé de vous enfuir, lâche-t-il avec un tremblement à peine perceptible dans la voix.

 Judy passe nerveusement la langue sur les lèvres et finit par déclarer :

-Je m’enfuis si je veux! Je veux que vous me laissiez partir.

Il ferme les yeux un instant pour mieux se concentrer avant d’avouer :

-Je suis désolé! Vous ne refaites plus jamais ça, ajoute-t-il comme s’il n’avait rien entendu.

Gail se lève, d’un geste doux, lui essuie le visage. Puis se penche pour déposer un tendre baiser sur sa joue mouillée, avant de l’entourer de ses bras, comme d’un manteau protecteur.

-C’est fini! Vous ne craignez plus rien à présent, dit-il d’une voix chaleureuse et réconfortante.

Judy renifle et essuie ses yeux par-dessus l’épaule de Gail.

-Je suis là, reprend-il, ne pensez plus à rien. Essayez d’oublier.

Comment oublier qu’une bête vient à peine d’essayer de la dévorer vivante? 

Tapi derrière la porte en attendant l’arrivée de Judy, ne l’ayant pas vu venir, Gail avait vite deviné ses intentions. Alors, inquiet, il est donc parti une fois de plus sous la pluie à sa recherche. Cependant, la jeune fugueuse était déjà la proie d’un animal effrayé.

Redoutable, le sanglier à la vue de Gail au lieu de s’enfuir comme un lapin a voulu se mesurer à lui, après avoir laissé une Judy pantelante sur le sol boueux. Lorsque le coup de feu retentit, ce beau et gras cochon sauvage ne sera plus qu’un excellent rôti bien assaisonné de sauce piquante.

Intensément, elle le regarde après s’être détachée de lui. Elle détaille son visage, sa bouche, ses cheveux. Elle regarde cet homme qui l’a sauvée de cette bête farouche. C’est grâce à lui si elle est encore entière. Le cochon se serait fait un plaisir de la charcuter. Derrière ces yeux doux qui regardent les meurtrissures laissées par sa chute et les écorchures qui saignent encore, se cache aussi une force animale, tempérée par une volonté de fer. Tout trempés, ils étaient assis à même l’épaisse moquette. Judy, un peu calmée, se lève pour aller changer ses vêtements mouillés et maculés de boue. Mais, ce geste lui arrache un cri horrible, lorsqu’une douleur aiguë lui traverse la cheville droite.

Judy ne s’est jamais sentie aussi mal. Et de tout son être, elle espère ne pas être malade devant lui. Après l’avoir étendue sur le lit, il considère un instant ses joues enflammées, puis il se relève et disparaît. Un peu plus tard, il revient avec une cuvette d’eau tiède et une éponge. Doucement, il commence à lui laver le bras. Non! Mais, comment peut-elle accepter une chose pareille? Elle doit refuser. Judy prend son courage à deux mains.

-Je peux me laver seule, merci, dit-elle d’une faible voix.

Elle tente de se relever, mais il l’en empêche.

-Taisez-vous et ne soyez pas ridicule. Oubliez l’homme en moi. Ou si ça peut vous rassurer, je suis médecin.

Ça, c’est une nouvelle. Monsieur est médecin. Comme si elle ne le savait pas. C’est à cette phrase-là que Judy prend intensément conscience de sa nudité.

Ses vêtements mouillés, il l’avait déshabillée, c’est normal. Les yeux de Judy ne le quittent plus. Elle se sent toute bizarre. Assaillie par des sensations, forts désagréables. C’est pour la première fois qu’elle se retrouve nue devant un homme. Pourquoi cette chaleur irradie-t-elle son corps? Et ce vertige. Pourquoi se sent-elle si faible tout à coup?

Lorsqu’elle parle, sa voix est à peine audible.

-Non, c’est inutile.

-S’il vous plaît, ne dites plus rien.

D’un doigt léger, il repousse les mèches humides collées à son front et lui caresse tendrement la joue. Une douceur presque paternelle.

-Attention, poursuit-il, je vais vous retourner.

Avec des mains vigoureuses, mais précautionneuses, il l’étend sur le ventre. Prise d’un long frisson, Judy ferme les yeux sous la pression de ses doigts sur sa peau. La jeune femme ne peut s’empêcher d’arracher un cri. Des pointes de douleurs la transpercent, lorsque la tracée de l’éponge, tantôt rapide et légère, tantôt lente et appuyée, se fait sentir sur ses blessures comme un croc de pourceau affamé. 

-Je sais que ça fait mal, c’est bientôt fini.

Judy retient son souffle tant est vive la douleur.

-Je vais vous chercher un baume. Il va falloir aussi bander cette cheville. Je crois qu’une serviette fera l’affaire.

Après avoir appliqué la pommade sur les zones affectées, Gail l’aide à enfiler un saut-de-lit, pour ensuite lui mettre l’attelle. D’un geste imprévisible, il se met à genoux devant elle, avant de lui prendre la cheville qui s’est enflée de façon spectaculaire. Une fois fini, il s’apprête à se lever quand ses mains se posent involontairement sur les siennes. La jeune femme reçoit une telle décharge, qu’elle relève les yeux vers lui et elle peut y lire le même trouble, la même inquiétude. Il eut un petit sourire de doute, et lui demande :

-Ça va?

-Pourquoi faites-vous tout ça? lui demande-t-elle incrédule.

Elle n’est qu’une inconnue pour lui. Soit cet homme est complètement taré, soit il cache bien son jeu.

-À présent, essayez de trouver le sommeil, lui dit-il en l’aidant à se coucher.

Gail est parti.

Judy se retrouve seule face à ses craintes. Épuisée physiquement et moralement, du moins elle réussit à s’endormir.

La pluie dehors a redoublé d’intensité. Des tonnerres grondent et des éclairants sillonnent le ciel. Judy se tourne et se retourne dans son sommeil. Elle s’agite tellement, on dirait qu’elle est dans une lutte acharnée dans ses rêves. Ses plaintes étouffées commencent par s’intensifier pour devenir des gémissements sourds. Désespérément, elle s’accroche à ses draps, comme si elle avait peur, ou mieux, qu’elle se protège d’un danger. Un éclair, suivi d’une violente détonation, jaillit dans le silence de la nuit. Terrifiée, Judy sort de son cauchemar en poussant un cri qui fuse dans toute la maison. Toute brouillée de sommeil, elle bondit du lit pour se jeter dans le noir humide. Mais, elle est accueillie dans un havre de chaleur et de réconfort. Aussitôt, elle comprend que c’est Gail, et se laisse aller tout contre lui. Il la prend par le cou et la tient serrée contre lui.

-Je… je suis… commence-t-elle la gorge nouée d’émotion.

-Chut, murmure-t-il, c’est un vilain cauchemar.

-Je…

Il la saisit par les épaules et la force à le regarder.

-C’est fini! Vous n’avez plus rien à craindre, dit-il en plongeant les doigts dans la chevelure abondante de la jeune femme éperdue et honteuse.

Doucement, elle pose la tête sur la poitrine de l’homme en un geste d’abandon. Tendrement, il lui caresse la nuque et les épaules pour en chasser la peur. Judy, une fois de plus, est surprise par la douceur de Gail. Elle s’attendait à ce qu’il se moque d’elle, mais il se montre tendre et compréhensif. Alors qu’elle tente d’oublier ses peurs, Judy ressent une douleur indescriptible.

-Ah! geint-elle doucement.

-Qu’est-ce que vous avez? Vous avez mal? demande-t-il empressé.

-C’est… c’est ma cheville.

-Attendez.

Doucement, il l’aide à regagner son lit. Avec infiniment de précaution, il la fait s’asseoir, comme s’il avait peur qu’elle se fasse du mal à nouveau. Mais, pourquoi est-il aussi tendre et attentionné avec elle? La réponse est pourtant claire, non? Il est le seul et l’unique responsable de ses malheurs. Donc, il se doit de la supporter.

-Vous voulez que je reste avec vous en attendant que vous trouviez le sommeil?

Judy hésite. Partagée entre la peur de rester seule et celle de se retrouver trop près de lui. Pourtant, il est grand temps qu’elle parvienne à contrôler ses peurs irrationnelles. Judy ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe. Elle doit être folle pour accepter une étreinte aussi intime. Il s’allonge et dépose la tête de la jeune fille sur sa poitrine comme sur un oreiller. Elle se retrouve au milieu de nulle part, complètement isolée avec un parfait inconnu et n’a pas trop conscience de sa vulnérabilité. Le fait est qu’elle n’a pas peur. Tout au contraire, elle se sent soudain, d’humeur légère, semblable à une brise printanière : douce, irréelle.

Tout au fond d’elle, elle sent qu’elle peut lui faire confiance.

Mais, non!

Est-elle tombée sur la tête?

C’est vrai, l’attaque de tout à l’heure l’a un peu sonnée. Une fois qu’elle aura retrouvé son esprit, elle saura le garder à distance. La voix de Gail tout proche de son oreille l’a fait sursauter, ou du moins, la question l’a fait sursauter. Ça lui fait plaisir de le voir exprimer un intérêt, de l’émotion, le sentir réagir face à ses peurs. Mais, elle regrette qu’il ait posé cette question qui fait resurgir tant de mauvais souvenirs.

-Non, ce n’est pas pour me moquer de vous, mais n’êtes-vous pas un peu grande, pour avoir peur du noir?

-En effet, déclare-t-elle après un instant d’hésitation. C’est que je n’ai jamais pu oublier ce soir…

-Ce soir… répète-t-il, comme pour l’encourager.

Mais Judy secoue la tête sans mot dire. Elle le regarde un instant, avant de se lever. Il la laisse faire. Il ne veut pas la forcer. S’il s’agit de paroles difficiles à dire ou à entendre, elle seule peut se décider à en parler ou pas. Elle baisse la tête lentement et sent des larmes lui monter aux yeux. Il prend sa main dans la sienne et la presse doucement.

-Ce soir où je suis tombée dans le puits…

-Vous êtes tombée dans un puits? demande-t-il à la fois incrédule et horrifié.

Elle secoue la tête, observe une pause avant de commencer d’une voix dégagée :

-J’étais derrière la porte lorsque j’ai entendu le docteur dire… que ma mère… que ma mère venait de partir… et qu’il était désolé.

Judy passe une main dans ses cheveux d’une main lasse. C’est comme si elle revivait ce jour où elle avait perdu sa mère. Doucement, des larmes lui montent aux yeux, pour lentement couler sur ses joues.

-Et… et sans savoir ce que je faisais, je me suis enfuie dans la nuit. Il faisait noir et très froid par ce soir de janvier… et je courais sans savoir où j’allais vraiment. Je n’étais alors qu’une enfant…

Gail l’écoute sans l’interrompre. Et, c’est pour la première fois en presque vingt ans, qu’elle ose se confier à quelqu’un.

-Alors ce que je courais… c’est comme si j’entendais la voix de ma mère qui… m’appelait… et…

Elle s’arrête pour chercher le regard de Gail.

-Et, vous pouvez me croire, la voix me venait du fond du puits.

-Vous vous êtes laissée tomber? demande-t-il doucement.

Muette, elle secoue la tête.

-Non, je voulais l’appeler pour lui demander de revenir… mais, j’étais trop petite… j’ai grimpé par-dessus bord et j’ai dérapé... j’étais morte de peur…

Le souffle de Judy est rapide. Elle lutte contre une émotion confuse, qu’elle ne cherche pas à identifier. Car, tout au fond d’elle, elle sait qu’il s’agit de cette même peur dont elle n’était jamais parvenue à vaincre, malgré que de nombreuses années se soient écoulées depuis cette mésaventure. Gail lui serre doucement la main, avant de lui dire d’un ton calme, comme s’il savait ce qu’elle avait vécu ce soir-là.

-Vous ne devriez pas être l’esclave de votre passé… Un passé si lointain…

Il marque une pause.

-Vous comprenez? Vous devriez apprendre à vous défaire des fantômes de votre passé. Apprendre à vaincre vos peurs.

Judy baisse les yeux. Il a parlé si sérieusement, que Judy en est toute bouleversée.

-Vous ne savez pas ce que c’est, chuchote-t-elle d’une voix fêlée.

-Vous avez tort, dit-il en la prenant dans ses bras avant de déposer un baiser plein de tendresse dans ses cheveux. Enfant, je faisais des cauchemars tous les soirs…

Judy s’écarte un peu. Sa voix est à peine audible, lorsqu’elle murmure :

-Qu’est-ce que vous voyiez?

-Ma mère, avoue-t-il. Elle venait me chercher… elle n’était jamais seule… mais avec des centaines de monstres horribles.

-Comment est-elle morte?

-Elle est morte de chagrin. Elle était tout le temps déprimée.

-Oh, je suis tellement navrée…

-Ne vous en faites pas, cela fait tellement longtemps. Mais, vous savez, aujourd’hui, je suis guéri… Et je pourrais vous aider si vous le voulez bien. Il lui passe une main dans les cheveux.

-Comment? demande-t-elle.

-Eh bien il n’existe pas trente-six moyens. Vous devriez affronter vos peurs.

Judy, excitée, a du mal à garder son calme.

-Comment suis-je censée faire ça?

Il se lève et se dirige vers l’interrupteur. Elle regarde sans comprendre, lorsqu’il dépose la main sur le dispositif.

-Vous devriez apprendre à faire face à vos ennemis.

À ces mots, ils sont tous les deux enveloppés d’une obscurité crue.

-Attendez! lance-t-elle d’une voix creuse.

Ce qui lui répond, c’est le claquement de la porte qui se referme.

-Gail!

Seul le crépitement incessant de la pluie dehors, tente de faire taire le silence. Aucun mot. Il est parti.

-Gail!

Mais, elle ne va pas passer toute la nuit à l’appeler, quand même.

Il n’aurait jamais dû l’abandonnée seule, face à ce qu’elle redoute le plus dans la vie : le noir.  Judy, cette fois, resserre ses paupières. Elle a vraiment peur de les ouvrir. Elle a aussi peur de se faire mal, si elle heurte à nouveau son pied quelque part. Tout au fond de son cœur, elle sait qu’elle ne lui pardonnera jamais. La jeune femme se recouvre entièrement pour se protéger. Mais, elle ne peut se protéger des souvenirs qui l’assaillent. Au fond du puits, elle grelotte. De peur et de froid. Il fait tellement noir, même la pleine lune au-dessus de sa tête n’arrivait pas à lui envoyer une lumière diffuse. Elle aurait aimé crier, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Elle était devenue muette et paralysée par l’effroi. Comme en ce moment, elle se retrouvait seule et n’avait personne pour venir la secourir. Éplorée comme d’ici il y a vingt ans, Judy se recroqueville et se laisse emporter par un sommeil lourd, peuplé d’embûches.

A suivre

Isabelle Théosmy

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