Arly Larivière: une jonglerie linguistique en guise de marquage identitaire

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Arly Larivière fait partie de cette catégorie de compositeurs qui vivent à fond leur plurilingualité, la célèbrent et la chantent. Il se trouve sur une liste où figurent des artistes et groupes d’horizons divers comme Daddy Yankee, Nomadic Massive, Pitbull, Los Lonely Boys, Shakira, etc. qui ont en commun le métissage linguistique dans leurs textes de chansons. L’approche adoptée dans son style d’écriture, comparable au franglais et au spanglish, a récemment connu un certain essor dans l’industrie musicale mondialisée où les mélanges de langues (hétérolinguisme) et de genres (souvent appelé « crossover ») semblent être un nouveau tournant. 

Vivement critiqué par les partisans d’une vision protectionniste de la langue vernaculaire des Haïtiens, le chanteur de Nu Look n’exprime aucun embarras et réitère son choix à travers son répertoire grandissant. Son écriture est empreinte de spontanéité et d’oralité.  Il mélange des mots, expressions et phrases du français, du créole haïtien qu’il fait accompagner de refrains en anglais. De telles combinaisons relèvent généralement de divers processus déclenchés par le contact linguistique, dont l’emprunt lexical, l’interférence phonologique et l’alternance de langue. Mais dans ce cas précis, cette manifestation linguistique prend davantage les contours de l’alternance codique. Selon Hamers et Blanc (1983, 445), ce phénomène se définit comme : «une stratégie de communication utilisée par des locuteurs bilingues entre eux ; cette stratégie consiste à faire alterner des unités de longueur variable de deux ou plusieurs codes à l’intérieur d’une même interaction verbale». 

 

Erreurs grammaticales ou choix délibéré ?

L’idée même de l’alternance codique sous-entend que le locuteur a conscience de ses choix et se donne la liberté de nager dans la diversité linguistique de son public. Tant dans ses refrains que dans l’orthographe des «lyrics», l’auteur de « Mwen déçu » montre qu’il est un partisan de l’hétérolinguisme dans sa version la plus explicite. Pour une compréhension détaillée de cette pratique, il convient de citer Grosjean (1993 :22), dans son approche de l’alternance codique qui prend en compte des aspects interphrastiques, intraphrastiques et extraphrastiques.  Il affirme à ce propos que « Le code-switching est le passage momentané, mais complet d’une langue à l’autre pour la durée d’un mot, d’un syntagme, d’une ou de plusieurs phrases ».

 

En dépit de tout sa ou vle fè m konprann

Je garde l’espoir qu’il y a un quelque part

Un être parfait ki pou partager vi m

Ki pou p ap fè m santi m tankou dezespere

 

La première strophe de « Wasn’t meant to be» comporte des mots, expressions et phrases tant en  français qu’en créole. C’est un échantillon de ce style qui fait ressortir la plurilingualité du compositeur qui déverse ses envolées lyriques sans aucune censure grammaticale. Il célèbre la diversité linguistique et culturelle de son public qui, d’ailleurs, connaît par cœur ses chansons. 

 

Marquage identitaire

La professeure de linguistique de renommée internationale, Lorenza Mondada, classe le marquage identitaire parmi les fonctions de l’alternance codique. « Une des fonctions du code-switching, c’est d’indexer une appartenance à un groupe ou à une culture » (Mondada, 2007 : 80). Les jeux d’hybridation linguistique, les mélanges des conventions graphématiques, l’altération voulue des formes phonologiques qui caractérisent son écriture ne sont pas des erreurs grammaticales, mais un marqueur de son identité pluriculturelle.

 

Aujourd’hui mon cœur, c’est le jour de ton anniversaire

Mwen pa vle jou sa a pase à l’ordinaire

Dîner  aux chandelles accompagné de fleurs

Men m twouve sa poko janm sufi

(Ton anniversaire, Album: My Time)

 

Il s’agit d’un métissage qui brouille les frontières grammaticales dans une dynamique artistique qui rallie les divers fragments de la mosaïque identitaire et linguistique de son public. Cette philosophie du plurilinguisme va plus loin que la coexistence parallèle des langues. Elle prend corps dans une porosité rarement explorée dans une telle proportion. 

Même les plus grands peintres de l’histoire - Salvador Dali, Pablo Picasso et Joan Miro - se sont essayés au dessin automatique qui, contrairement à l’art figuratif, est une technique de création artistique permettant de laisser son imagination s’exprimer, sans la réfréner (Seillier, 2021). Cette technique s’étend à d’autres genres artistiques comme la musique. D’ailleurs, nombreux sont des musiciens qui confient avoir été surpris du succès de certaines de leurs propres œuvres, vu qu’elles avaient été élaborées en dehors de normes préétablies. 

Les plaidoyers contre l’intrusion excessive de langues étrangères dans la musique locale n’ont pas donné les résultats escomptés même dans des pays comme le Canada et la France pourtant dotés de politiques publiques assez cohérentes en matière de langues. Cela résulte du principe selon lequel l’art est une activité frivole. À l’ère de la mondialisation numérique, les artistes du monde sont parvenus à explorer de nouvelles aires culturelles en faisant des ouvertures qui amènent à combiner des langues et des genres musicaux. Personne n’aurait cru que le succès de chansons reggaeton comme Despacito » de Luis Fonsi et les streams, touchant la barre des 2.7 milliards en 2018, de l’artiste Portoricain Ozuna auraient battu les records jusque-là détenus par la musique anglophone sur les plateformes digitales. Les frontières sont plus imaginaires que réelles. L’approche puriste a donc ses limites. 

 

« Le langage sert non à parler, mais à être »

Si on peut s’autoriser une légère digression, on rappellera que plusieurs modèles ont été conçus pour clarifier les fonctions de l’alternance codique.  Il existe donc des causes linguistiques liées aux caractéristiques des langues concernées et, bien sûr, des causes sociolinguistiques Pujol (1991). Haïti, de par sa situation de diglossie, est un terrain fertile à tout un éventail de jugements et de représentations sur la langue. Ainsi, l’une des fonctions les plus courantes de l’alternance codique au sein des communautés haïtiennes est le mélange de codes qui sert donc à différencier le locuteur d’un groupe social. Ce dernier affiche ainsi son appartenance à l’autre communauté et leur langage. C’est le cas où, selon Berque (1979), « le langage sert non à parler, mais à être ». On a tous un ami ou un proche qui aime mélanger, de façon consciente, le français et le créole ou encore l’anglais et le créole pour s’attribuer du prestige. N’est-ce pas ?

 

L’AC de compétence ou d’incompétence

Le métissage linguistique peut aussi découler de nombreux facteurs en rapport avec le niveau de compétence linguistique de l’individu. Hamers et Blanc (ibid) ont fait une distinction entre deux types d’alternance de codes. Le premier est le cas de figure où un locuteur utilise son savoir dans deux langues pour faciliter sa communication avec d’autres bilingues. Autrement dit, sa compétence suffisante dans les deux systèmes aide à rendre son message plus intelligible. En revanche, le second renvoie à une stratégie par laquelle un individu alterne deux langues tout en s’appuyant sur sa langue dominante pour suppléer un manque de compétence dans l’autre langue.

En guise de conclusion, le désir d’astreindre un artiste à la pratique d’une variété donnée de la langue ou à une homogénéité linguistique est tout simplement une offense à la liberté de création. C’est un accroc au droit à la diversité culturelle et identitaire et une vision erronée des rapports interlinguistiques.  Les pratiques alternatives de la langue (dans la musique) permettent de renverser les clichés en fournissant de nouvelles représentations de l’appartenance culturelle. Après tout, l’art n’a-t-il pas une fonction transformatrice qui tend parfois à brouiller les différences sociales et linguistiques ?

 

Kendi Zidor

Linguiste/ Journaliste

 

Références bibliographiques

BERQUE, J., (1979). « Logiques plurales du progrès, Diogène, n° 79, 3- 26.

 

GROSJEAN, F., (1993). » Le bilinguisme et le biculturalisme : essai de

définition «, TRANEL 19, Institut de Linguistique, Université de Neuchâtel-Suisse,

13-41

 

HAMERS, J.F. & BLANC, M., (1983). Bilingualité et bilinguisme. Bruxelles,

Mardaga

 

Mondada, Lorenza, “Le code-switching comme ressource pour l’organisation de la parole-en-interaction”, Journal of language contact, THEMA, n° 1, 2007, p.168-197.

 

PUJOL, M. (1991). » L’alternance de langue comme signe de différenciation

générationnelle «, Langage et société 58, 37-64.

 

Seillier, Gwénolée, (2021) Qu’est-ce que le dessin automatique et comment le pratiquer ? https://gwenoleeseillier.fr/quest-ce-que-le-dessin-automatique-et-comment-le-pratiquer/

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