Contribution d'Haïti à la préservation de l'indépendance dominicaine : une histoire peu connue

Dans un livre que la succession des siècles n'a point fait tomber en désuétude, ces sages et pénétrantes paroles sont écrites : " (...) la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été leurs auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleurs de leurs pensées; (...) " [sic] (Descartes, 1637, p. 34). Ce passage éclairant du Discours de la méthode est pour nous un levain de motivation qui attise notre passion à connaitre et comprendre l'histoire de notre pays surtout dans les rapports qu'elle entretient à celle d'autre(s) pays. C'est ainsi qu'en lisant les deux (2) tomes que le Dr Price-Mars a écrits sous le titre de "La République d'Haïti et de la République dominicaine", nous sommes tombés des nues en voyant des documents qui attestent qu'Haïti a lutté pour écarter toute puissance colonialiste ou impérialiste qui convoita et mit en péril l'indépendance de la République dominicaine au XIXe siècle. N'y allons pas par quatre chemins, Haïti a contribué à préserver l'indépendance de la République dominicaine. Voilà une page d'histoire que nous allons découvrir à travers une documentation indirecte réalisée à partir de l'ouvrage de Jean Price-Mars, intitulé "La République d'Haïti et la République dominicaine : les aspects divers d'un problème d'histoire, de géographie et d'ethnologie".

En méthodologie des sciences humaines et sociales, la documentation indirecte fait partie d'une famille de méthode invariablement appelée méthode, recherche, enquête ou  observation documentaire (Gautier et all., 1992, p. 337, N'Da, 2015, 129). Au sens large, la documentation directe permet de se servir de tout ce qui porte les traces du phénomène étudié dans un travail de recherche, au sens strict, la documentation indirecte permet d'utiliser seulement les documents écrits produits sur ce phénomène (Loubet Del Bayle, 2000, p. 168; Van Campenhoudt et Quivy, 2011, p. 178). Les données recueillies à partir de la documentation indirecte peuvent être utilisées à titre de données secondaires, c'est-à-dire dans un objectif différent de celui ou celle qui les ont recueillies le premier. Donc, le Dr Price-Mars a recueilli ces données pour étudier, comprendre et proposer une explication sur les époques colombienne, coloniale et nationale dans les deux (2) parties de l'île d'Haïti ainsi que les moments de fusion, de séparation et les pommes de discorde de ces deux (2) entités territoriales durant leur évolution. Nous, nous nous bornons seulement à utiliser les données qu'il a recueillies à titre de données secondaires pour démontrer comment Haïti a contribué à la préservation de l'indépendance dominicaine.

La République Haïti et la République dominicaine ont la rare particularité d'être deux (2) pays partageant le même espace géographique que la colonisation ou l'exploitation éhontée de l'homme par l'homme a fini par donner deux (2) trajectoires différentes et a par surcroît mis deux  (2) peuples se méfiant et même hostiles l'un envers l'autre sur la même terre. Nombreux sont les sujets litigieux qui ne cessent et ne cesseront de mettre aux prises Haïtiens et Dominicains. Citons quelques-uns! Le premier est d'ordre psychologique et, c'est à Price-Mars que nous devons savoir gré de l'avoir mis au grand jour le premier. À son avis, à l'Ouest-de-l'Île on a un peuple fier et altier non seulement de son ascendance africaine, mais surtout pour être la porte-étendard de la lutte contre le colonialisme et l'esclavagisme dans l'histoire de l'humanité tandis qu'à l'Est on a un peuple également fier  d'être le rejeton des Européens qui ont découvert le Nouveau Monde (Price-Mars, 2009, pp. 56-57). La preuve, Christophe Colomb est vénéré en Dominicanie pendant qu'il est voué à l'exécration en Haïti. Autrement dit, il s'agit de deux (2) peuples qui comprennent différemment leur histoire. Toujours en ce qui concerne l'aspect psychologique du différend haïtiano-dominicain, un autre intellectuel haïtien, Mme Suzy Castor affirme dans un ouvrage intitulé le " Massacre de 1937 " qu'en République dominicaine, il existe une pensée collective anti-haïtienne que les politiciens de ce pays se plaisent à exploiter pour gagner la sympathie de leurs compatriotes. C'est Freud (1939) qui postule l'analogie des phénomènes psychiques de la vie individuelle à celle de la vie collective des peuples particulièrement, les phénomènes étudiés en psychanalyse sous la dyade refoulement retour du refoulé. Il paraît que les souvenirs refoulés laissés par les passages successifs de Dessalines, de Boyer, de Soulouque dans la mémoire collective dominicaine retournent à la conscience collective dominicaine sous la forme d'un désir irrépressible de participer dans une force multinationale de maintien de paix en Haïti simplement pour se venger des Haïtiens. Du côté haïtien, il ne faut pas nier cette tendance de se méfier de tout ce qui vient de la Dominicanie, par exemple, des Haïtiens soutiennent que, même en cas de catastrophes naturelles l'État haïtien ne devrait pas accepter du secours et de l'aide humanitaire de l'État dominicain. Certain(e)s Haïtien(ne)s en situation de handicap à cause du séisme du 12 janvier 2010 se plaignent de l'empressement des médecins dominicains de les amputer méchamment tout au moins pour de légères complications médicales. En un mot, du point de vue psychologique, si le dominicain est toujours prêt à se valoriser sur l'haïtien et surtout l'humilier, le violenter et même le faire terriblement souffrir à l'inverse l'haïtien conséquent voit en lui le bourreau, le potentiel agresseur et même l'oppresseur qu'il doit méfier en tout lieu et en toute circonstance. Par ailleurs, en Haïti, par tradition on accueille et donne un traitement hospitalier à tout étranger en difficulté dans son pays ce, indépendamment de sa couleur, de sa nationalité et du problème qui le pousse à laisser ou fuir sa terre natale, à titre d'exemple : après l'indépendance d'Haïti, Jean Jacques Dessalines accorda la nationalité haïtienne non seulement aux Allemands et aux Polonais qui étaient venus avec l'expédition française (Constitution de 1805, art. 13) mais également à tous les noirs qui en fuyant l'esclavage fouleront le sol haïtien;  l'État haïtien a accueilli des noirs américains sous la présidence de Jean-Pierre Boyer (Corvington, 2007) ; depuis la fin du XIXe et le début du XXe siècle, une minorité ethnique libano-syrienne existe paisiblement en Haïti (ibid). Actuellement, une communauté cubaine vit en toute quiétude à la commune de Tabarre dans l'arrondissement de Port-au-Prince. Ironie du sort, même des dominicaines gagnent  paisiblement leur vie à la Grand-Rue de Port-au-Prince et dans plusieurs boîtes de nuit de la capitale haïtienne. Jamais l'intégrité physique et morale de ces pauvres jeunes femmes n'a été attaquée par des Haïtiens(en)s. Par contre, en République dominicaine on a une hospitalité à géométrie variable envers les étrangers, surtout lorsqu'il s'agit de noirs haïtiens. En Dominicanie, il existe même un sournois courant de pensée qui soutient la nécessité de la conservation   de l'intégrité biologique des blancs dominicains contre tout contact avec les noirs haïtiens. Un ancien ministre de l'Interieur de Rafael Leonidas Trujillo y Molina, Arthur Pena Battle est un des tenants de cette doctrine (Price-Mars, 2009, pp. 122-125, pp. 323-325).  La question de la délimitation des frontières est également une pierre d'achoppement pour les deux (2) parties de l'île d'Haïti, plusieurs ententes furent convenues avec plus ou moins de succès pour régler cet épineux problème  par exemple : le traité de Ryswick en 1697 (Dorsainvil, 1942); le traité d'Aranjuez en 1777 (Blancpain, 1999); l'arbitrage du Pape Léon Xlll en 1895 (Étienne, 2011); le traité haitiano-dominicain du 21 janvier 1929 entre les présidents haïtien et dominicain Louis Borno et Horacio Vasquez (Blancpain, 1999); celui de 1936 entre les chef-d'États haïtien et dominicain Stenio Vincent et Rafael Leonidas Trujillo y Molina (Price-Mars, 2009). Cependant, à l'heure actuelle les mésententes entre les deux (2) pays  portent du côté haïtien sur : l'annulation de la nationalité dominicaine à tout(e) descendant(e) d'haïtien(ne) né(e) après 1929; le mauvais traitement infligé par les dominicains et même les autorités dominicaines aux ressortissants haïtiens; l'immixtion indésirable et inacceptable des autorités dominicaines dans les affaires politiques internes d'Haïti. Du côté dominicain, c'est surtout de l'intensité de la migration haïtienne qu'on plaint.

Ayant vécu une existence pacifique avant 1492, le débarquement de Christophe Colomb le 5 décembre de la même année représente un tournant cynique et sinistre pour les indigènes qui vécurent jusqu'alors paisiblement dans l'île d'Haïti. En effet, le travail forcé pour extraire l'or dans les mines et les rivières, le climat de maltraitance instauré par les colons espagnols, les tueries collectives dans des combats où la disproportionnalité des rapports de force fut patente (en faveur des colonisateurs), ont vite fait de décimer les autochtones de cette terre. L'or se faisant rare, l'intérêt des colons espagnols vont passablement diminuer pour Hispagnola, si quelques-uns se résignent à s'adonner à l'agriculture et l'élevage, une grande majorité opte pour la migration vers d'autres territoires dans ce qu'on appelle le Nouveau Monde dans le langage colonialiste et esclavagiste (Price-Mars, 2009). Parallèlement, des rebuts de la société française ayant la piraterie pour activité commencent à débarquer dans la partie occidentale d'Hispagnola, précisément à l'île de la Tortue (Price-Mars, 2013, pp. 22-23). Après des années de lutte acharnée entre pirates français, aventuriers anglais, colons espagnols, la France et l'Espagne se sont convenu à partir du traité de Ryswick à séparer l'île en  deux (2) parties en 1697. La partie occidentale ou Saint-Domingue est laissée à la France tandis que la partie orientale ou Santo-Dominguo demeurera espagnole (Dorsainvil, 1942, pp. 35-36).

 La colonisation, pire invention de l'histoire de l'humanité, a différemment marqué l'histoire des deux (2) peuples. Ici, une première dissemblance qui laissera sa trace sur l'histoire des deux (2) peuples mérite d'être signalée, c'est le sort des noirs. À Saint-Domingue, les esclaves noirs furent majoritaires tandis qu'à Santo-Dominguo, les blancs furent en plus grand nombre que les esclaves noirs (Étienne, 2011). En outre, il semblerait qu'à Saint-Domingue le sort des noirs fut plus terrible par rapport à Santo-Domingo. Aussi, à l'Ouest, la rigueur du régime colonial français, l'exploitation à outrance des noirs vénus d'Afrique fit paradoxalement de Saint-Domingue le joyau de l'empire colonial français. Cependant, à Santo-Domingo des rapports plus ou moins paternalistes entre les colons et les noirs donnèrent lieu à une coexistence moins hostile entre maître(s) blanc(s) et esclave(s) noir(s). De ce qui précède, il découle une moindre exploitation de la main d'œuvre servile des noirs par rapport à l'Ouest ce qui a pour corollaire sur le plan économique, une moindre prospérité de la partie orientale et sur le plan social  un plus haut degré de métissage de la population de ce côté-ci de l'île d'Haïti (Price-Mars, 2009, p. 16, p. 52). Par conséquent, la lutte pour secouer le joug du système colonial et accéder à l'indépendance fut déclenchée plus tôt et fut plus accentuée dans la population de l'Ouest que celle l'Est. Aussi, dans la douzaine d'années de lutte acharnée pour l'indépendance de la partie  occidentale de l'île d'Haïti un fait marquant mérite d'être signalé, la réunion des deux (2) parties de l'île sous l'autorité d'un seul homme. En effet, en s'appuyant sur le Traité de Bâle signé en 1795 entre la France et l'Espagne, le gouverneur Toussaint Louverture prit possession de la partie orientale de l'île d'Haïti au nom de la France en 1802. Il faut souligner que l'événement s'est passé sans heurts et un Te Deum fut même chanté en l'honneur de Toussaint Louverture à Santo-Domingo (Mentor, 2003). Avec l'arrivée de l'expédition du général Victor Emmanuel Leclerc en 1802, le leader noir capitula, néanmoins la France maintint toujours son contrôle sur la partie orientale de l'île d'Haïti. Suspectant que le général Leclerc aurait reçu de Napoléon Bonaparte la mission secrète de déporter d'abord les principaux leaders noirs de Saint-Domingue et de rétablir l'esclavage ensuite, les anciens lieutenants noirs de Toussaint Louverture ou nouveaux libres et les anciens lieutenants d'André Rigaud ou anciens libres (en majorité mulâtre) se sont ralliés sous l'égide des généraux Jean Jacques Dessalines  et Alexandre Pétion pour combattre et chasser les forces expéditionnaires alors commandées par le général Donatien Rochambeau. À ce moment, les lambeaux de l'armée française qui combattirent à l'Ouest ont résolu  de prendre refuge à la partie orientale que les généraux Ferrand et Kerverseau dirigèrent militairement pour la France. Après 1804, un premier controverse va mettre Haïti aux prises avec les habitants de l'Est, c'est la Campagne de l'Est entreprise par l'empereur Jean Jacques Dessalines. Ayant appris par une proclamation du capitaine-général de l'Est, le mauvais sort réservé aux Haïtiens traversant la zone frontalière, les sévices qui leur seront infligés (Ferrand, 1805) et de peur que la France n'utilise ce territoire pour un éventuel retour à l'offensive contre Haïti, Jean Jacques Dessalines décida de chasser définitivement toute présence française dans la partie orientale de l'île d'Haïti. Malgré que les dominicains n'ont jamais pardonné aux Haïtiens les dommages collatéraux résultant du  passage de Jean Jacques Dessalines sur la terre de leurs ancêtres, il convient de signaler une subtile vérité, l'empereur Jean Jacques Dessalines a attaqué légitimement un territoire français qui ne cachait point son hostilité à l'égard de ses compatriotes. Il suffit de lire l'arrêté pris par le général Ferrand le 6 janvier 1805 (Price-Mars, 2009, pp. 60-62).  

En second lieu, il est important de signaler que Jean Jacques Dessalines ne fut pas en guerre contre la population hispanophone de l'Est, son seul souci était de protéger l'indépendance de son pays que la présence d'une colonie de Français armée et d'un général français téméraire menacèrent à l'autre bout de l'île. La preuve, pour rassurer les Espagnols qu'ils ne seront pas victimes du compte qu'il a à régler avec les Français,  le gouvernement haïtien fit sortir une note signée par Jean Jacques Dessalines et Juste Chanlatte pour calmer leur éventuelle et légitime appréhension (Price-Mars, 2009, pp. 62-65).  Un deuxième fait prouve que nos aïeux ne furent pas hostiles aux ancêtres des dominicains. Lorsque ces derniers eurent à lutter pour chasser les Français de leur territoire, ils avaient reçu armes et munitions de la part d'Henry Christophe et d'Alexandre Pétion. À cette époque, il y eut un lien très étroit entre le premier et le leader hispanophone de l'Est, Juan Sanchez Ramirez tandis que le second était en contact serré avec un autre leader hispanophone de l'Est, Ciriaco Ramirez (Price-Mars, 2009, pp. 75-76). Toujours soucieux de préserver l'indépendance d'Haïti, les gouvernements qui ont succédé à Henry Christophe et à Alexandre Pétion vont conserver et étendre cette ligne de conduite dans leur rapport avec la partie orientale de l'île d'Haïti : travailler à écarter la présence de toute puissance colonialiste et impérialiste susceptible de compromettre l'indépendance haïtienne à l'autre bout de l'île.

À la mort d'Alexandre Pétion, Jean-Pierre Boyer lui succède comme président d'Haïti. Profitant de la mort du roi Henry Christophe, il rallia le Nord à l'Ouest dans la partie occidentale de l'île d'Haïti. C'est en 1822 qu'advint l'événement le plus significatif et le plus controversé de la vie commune des deux (2) peuples de l'île d'Haïti : le rattachement de l'Est à l'Ouest sous l'autorité du chef d'État haïtien, Jean-Pierre Boyer. Si du côté dominicain on utilise le concept impropre d'occupation pour qualifier cette tranche d'histoire cependant, certains documents, dont des lettres de plusieurs leaders hispanophones de l'Est, faisant appel au président Jean-Pierre Boyer pour protéger ce territoire contredisent sérieusement cette thèse (Price-Mars, 2009, pp. 82-96). Pour toucher la sensibilité du chef d'État haïtien pour qu'il daigne protéger les habitants de l'Est, les ancêtres des dominicains l'affublèrent de titres ronflants comme : seigneur, très excellent seigneur, excellentissime seigneur (ibid). Est-ce que le Dominicain d'aujourd'hui veut se venger de ce passé de faiblesse où un peuple blanc s'est bassement rapetissé pour implorer la protection d'un peuple noir? Est-ce que le dominicain d'aujourd'hui sent plus de fierté du fait d'être colonisé par un peuple blanc comme lui que d'être protégé par un peuple noir à un moment donné de son histoire? N'oubliez pas qu'il y a des faiblesses qu'on ne pardonne jamais à soi-même!

Parlons un peu du contexte sociopolitique qui a motivé la démarche des leaders hispanophones de l'Est.  Après que les habitants de la partie orientale de l'île d'Haïti aient chassé les puissances coloniales française et espagnole, deux tendances prévalurent chez les politiciens de l'autre côté de la frontière : les uns pensent que la meilleure option serait de rattacher leur territoire aux républiques nouvellement indépendantes de l'Amérique du Sud  fédérées sous le nom de la Grande-Colombie, les autres, plus pragmatiques optent pour la sollicitation de la protection et le rattachement au gouvernement d'Haïti vu leur proximité géographique avec cette dernière (Price-Mars, 2009). Pourquoi qualifions-nous cette tendance de plus pragmatique? En réalité, les Républiques sud-américaines craignirent elles-mêmes un retour offensif de l'ancienne métropole comme c'est le cas de tout pays à peine indépendant, on se demande bien si un pays qui s'inquiète pour sa propre protection peut la garantir à un autre territoire. De plus, en cas d'un retour à l'offensive des Espagnols à l'Est de l'île d'Haïti, la Grande-Colombie éprouverait-elle un grand intérêt à intervenir en faveur de cette province assez éloignée d'elle et avec laquelle elle n'a pas de passé commun? Est-ce que par la seule ressemblance linguistique, la Grande-Colombie oserait compliquer sa situation déjà compromise pour la partie hispanophone de l'île d'Haïti? De l'autre côté de la barricade, la République d'Haïti est la championne de la liberté, n'a-t-elle pas vaincu l'armée expéditionnaire de Napoléon Bonaparte qui metta l'Europe à genou à la même époque? Par surcroît, n'est-elle pas le recours le plus sûr de tous ceux qui veulent abattre le joug du système colonial chez eux?  L'illustre Jean-Jacques Dessalines n'a-t-il pas donné des directives à Francisco de Miranda pour combattre les Espagnols chez lui? Pour continuer la lutte de Miranda, le débonnaire Pétion n'a-t-il pas donné des hommes, des armes et de l'argent à Simon Bolivar à la seule condition de libérer toute personne trouvée en esclavage sur son parcours? Fort de ces considérations, la République d'Haïti ne paraît-elle pas stratégiquement mieux placée et idéologiquement plus disposée à protéger les futurs dominicains que la Grande-Colombie? C'est ainsi que des personnalités hispanophones de l'est de l'île d'Haïti adressèrent environ quatorze (14) lettres au général Magny et au président Jean-Pierre Boyer soit pour les informer que les populations de différentes villes de cette région ont déjà hissé le drapeau haïtien soit pour les informer de leur désir de rattacher cette partie à la République d'Haïti (Price-Mars, 2009, pp. 81-92). Évidemment, le président Boyer a répondu favorablement à ces requêtes, car, elles l'offraient tacitement l'opportunité d'écarter toute présence de puissance coloniale susceptible de porter préjudice à l'indépendance haïtienne à l'Est de l'île.

Pour l'histoire et pour la vérité, en arrivant à la partie orientale, le chef d'État haïtien a reçu une ovation délirante de la part du peuple de l'Est. Aucun acte de violence ne fut rapporté. Après le Te Deum chanté en son honneur, symboliquement, il refusa de prendre la clé de la ville de Santo-Domingo en répondant au locuteur mandaté pour la lui donnée qu'il n'était pas venu à la ville en conquérant (Price-Mars, 2009, p. 136). Un autre fait passé sous silence mérite d'être signalé, c'est durant la protection que Jean-Pierre Boyer accorda aux habitants de l'Est que l'esclavage des noirs fut aboli une fois pour toutes sur la terre de Juan Pablo Duarte. Devenus cultivateurs, ils auront par ce nouveau statut le droit à une partie du revenu comme contrepartie de leur force de travail (Price-Mars, 2009, pp. 137-139).

Entretemps, un soulèvement populaire finit par renverser le président Jean-Pierre Boyer, Rivière Hérard prend son relais à la présidence d'Haïti. Profitant du climat de confusion provoqué par la chute de Boyer et l'accession d'Hérard au pouvoir, des leaders hispanophones de l'Est, dont Juan Pablo Duarte ourdirent une révolte qui a abouti à l'indépendance de cette partie de l'île d'Haïti, sous la dénomination de la République dominicaine ou Dominicanie, ce fut le 27 février 1844. Dans un manifeste dans lequel les habitants l'Est étalent les griefs qui les poussent à se séparer de la République d'Haïti, il est question d'insatisfaction en ce qui concerne la protection attendue d'Haïti (Price-Mars, 2009, p. 223). Donc, les pères de l'indépendance dominicaine admettent implicitement qu'Haïti n'était pas venue occuper leur territoire, c'est au contraire sa protection qu'ils cherchèrent en 1822.

De la proclamation de l'indépendance de la République dominicaine en 1844 à la chute de Faustin 1er en 1859, les différents chefs d'États haïtiens qui se sont succédé n'ont jamais admis l'indépendance de cette partie du territoire haïtien. Avec l'arrivée de Fabre Nicolas Geffrard à la présidence, la diplomatie haïtienne va considérer la question dominicaine autrement. Un traité de paix assimilable à un pacte de non-agression est signé entre les deux (2) pays pour une période de cinq (5) ans (Price-Mars, 2009). La nouvelle stratégie de la diplomatie haïtienne fut d'accepter le fait accompli qu'est l'indépendance de la République dominicaine tout en surveillant qu'aucune puissance susceptible de compromettre l'indépendance haïtienne ne soit présente sur le sol dominicain. Dommage pour Haïti, ce qu'elle redouta le plus est advenu. En effet, le président dominicain, Pedro Santana aliéna l'indépendance de la République dominicaine en la livrant à l'ancienne métropole espagnole. Une frange de la classe politique et de la population dominicaine s'y opposèrent véhémentement. Sentant le danger que représente la présence de l'Espagne de l'autre côté de la frontière, le président Geffrard appuya les patriotes dominicains en les fournissant des armes, des munitions et même des volontaires pour combattre à leur côté. Loin de s'arrêter dans ses bons offices, le chef d'État haïtien se proposa en médiateur pour dénouer l'intrigue. Aussi, il chargea son cabinet de rédiger le document consacrant la cessation des hostilités entre l'occupant espagnol et les patriotes dominicains (cité par Price-Mars, 2009, pp. 226-228). Voilà une tranche d'histoire que les dominicains ne seront pas trop empressés à relater et bizarrement les Haïtiens en font peu de publicité. Quelques années plus tard, un événement similaire surviendra, cette fois-ci c'était avec le président dominicain Buenaventura Baez. Voyant que ses ressources économiques s'amenuisent, le président Baez proposa d'abord l'affermage de la presqu'île de Samana aux Américains, n'ayant pas abouti aux résultats escomptés, il sollicita la rentrée de la Dominicanie dans la fédération américaine. Bien que la démarche de Baez tenta le président américain Ulysse S. Grant, cependant, une partie du corps législatif américain menée par Charles Sumner s'y opposèrent vivement (Price-Mars, 2009, pp. 253-284). Là encore, le chef d'État haïtien d'alors (le président Nissage Saget) a donné sa contribution pour sauver l'indépendance dominicaine. À cet effet, il finança à hauteur de 20 000 $ les activités des patriotes dominicains qui s'opposèrent à la démarche de Baez. En fait, il ne s'agit pas de vaines élucubrations, car la plus haute sphère de la politique américaine a pu retracer ce financement. C'est ainsi que le Secrétaire d'État américain d'alors M. Fish avoue non seulement qu'il détient la photographie de ce chèque, mais qu'il l'a montré à un ministre américain de l'époque (Price-Mars, 2009, p. 227).

La plupart du temps on se complaît à dire qu'Haïti a occupé la République dominicaine et l'a mis dans un état d'assujettissement et de sujétion durant cette occupation. Vu que les Haïtiens ne contestent pas cette thèse, elle est fort répandue. C'est toute l'utilité des deux (2) tomes que le Dr Jean Price-Mars a écrits sur l'histoire des deux pays où un ensemble de documents qui contredisent à cor et à cri cette thèse est publié.

 

Jefferson N. Jean Philippe

 

Références

Ouvrages

Blancpain, F. (1999). Haïti et les États-Unis histoire d'une occupation 1915-1934. L'Harmattan.

Corvington, G. (2007). Port-au-Prince au cours des ans. Les Éditions du CIDHICA.

Descartes, R. (1637). Discours de la méthode. GF Flammarion.

Dorsainvil, J-C. (1942). Manuel d'histoire d'Haïti. Henri Deschamps.

Étienne, S. P. (2011). Haïti, la République dominicaine et Cuba : État, économie et société. L'Harmattan.

Freud, S. (1939). Moïse et le monothéisme. http://classiques.uquac.ca/.

Gautier, B. et all. (1992). Recherche sociale. Presses de l'Université du Québec.

Loubet Del Bayle, J. L. (2000). Initiation aux méthodes des sciences sociales. http://classiques.uquac.ca/

Mentor, G. (2003). Toussaint Louverture portrait d'un animal politique. Document inédit.

N'Da, P. (2015). Recherches méthodologiques en sciences sociales et humaines. L'Harmattan.

Price-Mars, J. (2009). La République d'Haïti et la République dominicaine : Les aspects divers d'un problème d'histoire, de géographie et d'ethnologie (Tome I, 1ère éd 1953). Les Éditions Fardin.

Price-Mars, J. (2009). La République d'Haïti et la République dominicaine : Les aspects divers d'un problème d'histoire, de géographie, et d'ethnologie (Tome II, 1ère éd 1953). Les Éditions Fardin.

Price-Mars, J. (2013). La vocation de l'élite (1ère éd 1919). Les Éditions Fardin.

Quivy, R., Campenhoudt, L. (2011). Manuel de Recherche en Sciences Sociales. Dunod.

Autres documents

Constitution du 20 mai 1805.

Dessalines, J. J., Chanlatte, J. (1805, 1er mai). Proclamation de Jean Jacques Dessalines Gouverneur général  aux habitants de la partie espagnole. Dans Jean Price-Mars, La République d'Haïti et la République dominicaine : les aspects divers d'un problème d'histoire, de géographie et d'ethnologie (Tome l), pp. 62-65

Ferrand. (1805). Arrêté du 6 janvier 1805. Dans Jean Price-Mars, La République d'Haïti et la République dominicaine : les aspects divers d'un problème d'histoire, de géographie et d'ethnologie (Tome I), pp. 60-61.

Manifeste des habitants de la partie de l'Est de l'île ci-devant espagnole ou Saint-Domingue, sur les causes de leur séparation de la République haïtienne. Dans Jean Price-Mars, La République d'Haïti et de la République dominicaine : les aspects divers d'un problème d'histoire, de géographie et d'éthnologie, (Tome I), pp. 218-227.

Supplique à S. M. La Reine d'Espagne. Dans Jean Price-Mars, La République d'Haïti et la République Dominicaine : Les aspects divers d'un problème d'histoire, de géographie et d'éthnologie, (Tome ll), pp. 226-230.

Jefferson N. PIERRE-LOUIS, Psychologue. E-mail : jpierrelouis918@gmail.com

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