Alléluia pour une femme-jardin: une célébration d’éros

Figure incontournable de la littérature haïtienne contemporaine, René Depestre s’incarne sur les plus grandes pages de la littérature haïtienne et s’installe sur le massif d’une œuvre dense, étoffée et inépuisable . Son œuvre rame entre poésie, essai, roman et nouvelle. Paru en 1981, chez les Editions Gallimard, « Alléluia pour femme-jardin » est un recueil de nouvelles combinant dix (10) nouvelles entre autres : Rosena dans la montagne, Mémoires du géolibertinage, De l’eau fraiche pour Georgina, etc. Réédité en 2021 chez C3 Editions, ce recueil est couronné en 1982, prix Goncourt de la nouvelle. C'est la plus parfaite expression de l'érotisme chez Depestre et illustre incontestablement l'écrivain d’exception qu'il représente dans la littérature francophone contemporaine.

La nouvelle éponyme « Alléluia pour une femme-jardin », est un texte qui confirme la figure ambiguë, voire paradoxale, de l’auteur. Tout d’abord, parce qu'à travers cette nouvelle, Depestre privilégie avec témérité une thématique dans la littérature haïtienne qui se trouve au carrefour de divergences d’opinions dans l’imaginaire haïtien , d’autre part, il ouvre ses horizons vers l’extrême contemporain. Comment l’érotisme est-il perçu dans l’œuvre ? La représentation de l'érotisme dans l'œuvre s'opère dans un double mouvement: célébration a éros, puis comme une esthétique de révolte et de libération.

Dans ce récit bref et court, Depestre fait est une célébration au dieu éros, divinité dans la mythologie grecque, en particulier dans la Théogonie d’Hésiode, représentant  l’amour sexuel, le désir et la convoitise. Dans cette nouvelle,  Isabelle Ramonet représente éros, symbole de la beauté envoûtante , mythique et légendaire. Par l’opulence de son charme et de ses attraits, Zaza impose sa loi sur le sens de tous les hommes qui errent dans son péage. La reine et l’étoile de la cité de Jacmel rassemble en elle seule tous les éventails de la beauté et tout le comble de la volupté. Le portrait de Zaza dans le texte relève d’une métaphysique esthétique et suscite vénération et admiration de la part de tous. « Elle avait treize ans quand on commença, à Jacmel, à parler de sa beauté. Trois ans plus tard, on vint de Port-au-Prince la chercher pour en faire une reine de carnaval » (p.27). L’anatomie de Zaza, la femme féerique est décrite avec perfection, une œuvre d’art dans les plus grandes expositions du monde. Depestre maitrise chaque détail et idéalise chaque partie du corps de la femme avec finesse. « Ses courbes se délient dans une harmonie incandescente de glandes, de fibres, de tissus, de nerfs, de muscles, de chair aux rondeurs implacablement lyrique » (p.37).

La nouvelle est divisée en quatre chants. Chacun de ces chants raconte de façon linéaire et lucide le déroulement narratif du récit. Depuis le choix de la tante Isabelle d’être accompagnée en villégiature  à la montagne-mystère par Olivier, son neveu. Jusqu’à sa mort  dans l’embrasement du cinéma qu’elle avait acquis à son compte lors de son retour du séjour en Europe. Pour cette célébration, René Depestre hyperbolise la figure d’Isabelle et l'incarne à travers la conception psychanalytique de Sigmund Freud de l’éros comme pulsion de vie. 

«  Alléluia pour toi, pulsation majeure de la vie ! 

Alléluia pour ta patience d’hormones joyeuses dans la nuit de la femme ! Je te salue et te présente à  la vénération du monde. » (p. 58)

Eros, principe de vie, de virilité et de réjouissance se manifeste dans la chair et dans l'âme du personnage Zaza, l'élue et la possédée des dieux. Là où Depestre a gagné son pari, c'est dans son génie à pouvoir transplanté la mythologie hellénique dans la terre d'Haïti à  travers la figuration d'une beauté insulaire, Isabelle Ramonet.

 

L’écriture de Depestre peut être définie dans une logique de délimitation de l’imagination, qui n’a de cesse de lutter contre le confinement de l’art et de la pensée dans toutes ses formes. L’œuvre Depestrienne est une résonance de la pensée de Charles Baudelaire, l’auteur de Fleurs du mal, affirmant que « l’art est long ». En effet, les limites de l’art ne doivent venir que de l’art lui-même : par l’imagination. C’est pourquoi la littérature avec Depestre se veut révoltante et dissidente. Dans la nouvelle « Alléluia pour femme-jardin », le récit se tourne autour l’amour-inceste. La tante Isabelle âgée de 32 ans se livre à de joyeux  ébats  avec son neveu Olivier, 16 ans, au cours de son séjour de repos a la campagne en une fin de semaine. Au cours de cette retraite, le corps de Zaza, par son attrait lascif n’a pas  cessé d’allumer toutes les flammes et fait bouillir tout le sang qui giclait dans le corps d’Olivier. La nuit tombée, ils se trouvent à dormir sur un seul et même  lit dans l’unique chambre orphique, complice de la maison. Au cours de la nuit, le jeu de l’improbable et de l’étreinte est advenu. L’heure hybride a sonné.

« - Tu oublies que je suis ta tante ? » (p.51)

« Et ton père me tuera d’un seul coup de bâton ! » (p.52)

 

Par conséquent, l’érotisme de Depestre se veut libérateur. Le hic et le summum du désir c’est la libération. Cette nouvelle est l’occasion pour l’auteur de briser les carcans de la jouissance sexuelle et les configurations sociales et culturelles qui entravent l’expression libre de l’amour. Selon Depestre, le désir libidinal doit surmonter les obstacles imposés par le surmoi personnel et collectif, cet impératif-moral.  Pour ce faire, il doit se révolter pour pouvoir atteindre sa pleine libération. Révolte contre les discours pompeux entachés de religiosité à l’encontre du  sexe féminin.

« Je plante ta révolte aux coins des rues de la terre pour convertir à ton rayonnement ceux qui voient en toi une géométrie de ténèbres. » (p.58)

 

Dans cette nouvelle, Depestre fait une plaidoirie pour l’érotisme dans toutes ses formes, sa représentation dans la littérature  et de surcroît dans l’imaginaire haïtien. Dans une langue fluide et sans détour ,l’auteur, dans sa tentative de déconstruction de l’imaginaire religieux et culturel de l’amour  a posé les jalons d’une littérature émancipatrice et universelle pouvant s’ouvrir sur les grandes préoccupations de l’époque.

 

Jameson Christanval

christanvalson@gmail.com

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