Les chemins de la pensée haïtienne : entre mouvement et tiraillement

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La revue franco-haïtienne de l’Institut français en Haïti, Conjonction, vient de publier à l’aube de cette année, « Haïti : Les chemins de la pensée ». Une première depuis 2016. Cette collection regroupe de grandes figures de l’intelligentsia haïtienne pour tenter un pari épistémique autour de l’existence d’une pensée en Haïti ou haïtienne.

Il est indéniablement évident que la terre d’Haïti a vu éclore bon nombre de penseurs, idéologues voire théoriciens. À juste titre « Les Théoriciens au pouvoir »  de Demesvar Delorme en est une preuve certaine. A contrario, la concrétisation d’une pensée haïtienne peine à avoir une reconnaissance, tant par manque d’une identification commune ou par une trajectoire définie. C’est ainsi que le célèbre écrivain, romancier, poète et essayiste haïtien, Lyonel Trouillot porte l’étendard de ce fardeau comme rédacteur en chef pour explorer les cheminements pouvant aboutir à cette pensée. Celle qui pourra guider Haïti dans son difficile chemin, comme le souligne-t-il.

Tout au long de ce dernier numéro, deux axes incontournables sont à prospecter dans cette analyse. Dans un premier temps, l’histoire de la pensée haïtienne est une question de mouvement. De fait, plusieurs écrivains se sont employés pour exposer quelques grands mouvements qui ont guidé la pensée en Haïti dans ce numéro. Néanmoins, seulement quelques-uns seront abordés ici.

Le Géographe et docteur en Histoire, Georges Eddy Lucien a pour sa part analysé  l’un des premiers mouvements idéologiques haïtiens. Ce mouvement consistait  à défendre tour à tour le pays contre les exacerbations étrangères et la marginalisation de la race noire. Deux figures majeures symbolisent entre autres cette époque : Antenor Firmin et Louis Joseph Janvier. Ils s’inscrivent dans une démarche deconstructive de l’impérialisme et l’occidentalisme raciale dans la sphère de la pensée « Louis Joseph Janvier tout qu’Antenor Firmin s’attachent à défaire l’idéologie raciale de l’anthropologie physique du XIXe siècle. Ils remettent en question le monopole que l’Occident s’octroie, dans le champ du savoir et de la connaissance, luttant ainsi contre l’impérialisme cognitif» (p.15). Ces penseurs ont procédé a une entrée d’Haïti dans la sphère intellectuelle internationale dans la mesure où ils affirment  « qu’Haïti pense Haïti » pour reprendre les mots du rédacteur en chef.                                                                                                                                    

La célèbre intellectuelle et professeure Sabine Lamour, Docteure en sociologie, qui s’est affirmée comme militante féministe, a pour sa part fait une historicité du mouvement féministe en Haïti dans son article superbement abouti « La ligue féminine d’action action sociale (1934-1957) : moment fort de l’émergence d’une pensée féministe en Haïti », duquel est exposé une étude diachronique des moments sombres et les différentes luttes menées par « le collectif des femmes pour l’amélioration de la condition féminine », qu’est le féminisme. Elle met en mémoire les féministes haïtiennes  accrues comme : Suzanne, Madeleine, Yvonne, Jeanne. Toutes filles du célèbre poète haïtien Georges Sylvain. Ces femmes qui sont à l’origine de la première organisation féministe en Haïti, se sont évertuées pour briser le tabou et le barbarisme qui hante l’imaginaire haïtien concernant les femmes. La docteure ne cesse de plaidoyer pour une affirmation d’une pensée féministe qui serait originale et non subsidiaire de l’occidentalisme féministe. Les axes majeurs du combat de ce mouvement sont : la condition des femmes, la consolidation d’une conscience féministe et une conception du féminisme en Haïti.

Dans son article « Un marxisme haïtien : les prémisses de la pensée radicale en Haïti », le Docteur Jean Jacques Cadet, fait une esquisse magistrale sur l’appropriation du marxisme par les intellectuels haïtiens. Tout en interrogeant les contours idéologiques qui entourent la pensée de Karl Marx, il soutient l’existence d’une pensée marxiste haïtienne qui serait à la base de la radicalisation avec l’oligarchisme politico-économique de la sphère haïtienne exprimée en particulier dans ce roman culte « Compère General Soleil » de Jacques Stephen Alexis, pour ne citer que cela. Il analyse ce mouvement au prisme de la revendication et de la déconstruction de tout système arbitraire de l’humanisme haïtien.

D’autre part, cette histoire est de surcroit un tiraillement incessant. Celui-ci est exprimé dans un scepticisme avéré autour d’une convergence idéologique et les absences d’une vision commune et un mode de pensée intrinsèquement haïtien. Dans la deuxième partie de ce numéro « Etapes : doutes et absences » se révèle une pensée forcenée et fissurée emportée par des problématiques qui nécessiteraient une conscience collective en guise de réponse. C’est ainsi que l’écrivaine et docteure Jocelyne Trouillot analyse ce binôme (doute et absences) du système éducatif haïtien dans son  article « Grandeur et misère du système éducatif ; souvenirs, réflexions, projections ».Dans celui-ci, elle s’insurge contre les contradictions qui nous habitent comme peuple « Notre histoire fourmille de contradictions » (p.68). Par ailleurs, elle monte le ton pour signaler l’urgence de changer le niveau du contenu et de la didactique de notre façon d’analyser les activités d’éducation.

En effet, parler de pensée haïtienne reviendrait à construire un paradigme consensuel et une homogénéité dans la façon de penser et un modus operandi des Haïtiens qui serait constitué de socle identitaire et de mémoire collective pour cette nation. Nulle part, cette insertion n’a pas pu se dessiner dans l’épistémologie en Haïti. La pensée n’a jamais porté dans toutes ses formes les couleurs haïtiennes et ne s’est jusque-là fixée une ligne d’orientation qui alimenterait toutes les couches de la société haïtienne, comme la morale, la politique, l’économie, l’éducation, etc. Bien que les matériaux épistémiques sont toujours présents, à l’image de Gouverneurs de la Rosée. Ce livre adulé de Jacques Roumain qui postule une vision constructive et progressive de la politique en Haïti. Car, il montre la voie qui apporterait l’eau que, tous, nous recherchons. Cette pensée haïtienne qui pourra nous guérir des maux qui nous tenaillent et nous ressusciter de notre somnambulisme cognitif faute d’une idéologie commune et d’un syndicat. Comment ne pas construire une pensée à partir des deux livres abyssales du docteur Jean Price Mars : Ainsi Parla l’Oncle (1928) et Vocation de l’Elite(1919). Des œuvres qui apportent des projections et des solutions face à l’imbroglio de tous genres qui assomment le pays.

En somme, les mérites reviennent à cette collection d’avoir abordé cette problématique existentielle et conséquente en Haïti. Elle est d’une richesse profonde qui longtemps encore fera place à des réflexions incessantes sur la place de la pensée dans ce pays. Mais, pour construire une pensée haïtienne, il faudrait transformer et tirer le meilleur de ces mouvements et de donner une orientation commune aux diverses pensées qui se sont produites.

 

Jameson Christanval, étudiant finissant en Lettres modernes à l'école normale supérieure (UEH).

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