Le monumental « Dictionnaire des francophones » célèbre le premier anniversaire de sa diffusion mondiale

Il y a un an, le « Dictionnaire des francophones » (DDF), vaste répertoire lexicographique de 400 000 mots et expressions issus de toute la Francophonie, était offert en accès direct et gratuitement, grâce à Internet, sur toutes les plateformes depuis un ordinateur personnel, un téléphone intelligent ou une tablette (lien actif : https://www.dictionnairedesfrancophones.org). Pour saluer cette grande première mondiale dans le domaine de la dictionnairique, Le National a fait paraître, le 24 mars 2021, sous la plume du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol, une présentation du DDF titrée « Le DDF, « Dictionnaire des francophones », un monumental répertoire lexicographique de 400 000 termes et expressions accessible gratuitement sur Internet ». À l’occasion du premier anniversaire de la diffusion mondiale du DDF le 16 mars 2022, Le National présente en exclusivité à ses lecteurs une entrevue réalisée par Robert Berrouët-Oriol avec Sébastien GATHIER de l’Institut international pour la Francophonie, Université Jean Moulin Lyon III, France. Sébastien GATHIER est le responsable opérationnel des données lexicographiques du « Dictionnaire des francophones ». En ce qui a trait à une contribution plus marquée d’Haïti au « Dictionnaire des francophones », des démarches préliminaires ont été entreprises par Robert Berrouët-Oriol en vue du stockage des données lexicographiques contenues dans l’excellent « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chery (tomes I et II, Éditions Édutex, 2000 et 2002).

Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Au moment où le « Dictionnaire des francophones » s’apprête à fêter le premier anniversaire de sa diffusion mondiale, ce nouvel outil lexicographique affiche :

  • 100 000 visites par mois en moyenne ;
  • 16 000 téléchargements des applications mobiles (85 % partout en Francophonie) ;
  • 42 pays avec au moins une définition ;
  • +200 régions avec au moins une définition ;
  • 700 nouvelles définitions ajoutées dans le DDF depuis le lancement l’an dernier ;
  • +2 000 personnes ont créé un compte contributif ;
  • 32 experts chargés de la relecture-mise à jour provenant de 16 pays francophones.

Pouvez-vous dire aux lecteurs du National comment est né ce vaste chantier lexicographique et quelle est sa « ligne éditoriale » ?

Sébastien GATHIER (SG) : Le projet du « Dictionnaire des francophones » (DDF) a été lancé suite à l’impulsion donnée par le président de la République française Emmanuel Macron lors de son plan d’action « Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme » en 2018. Le ministère de la Culture français, par l’intermédiaire de la Délégation générale à la langue français et aux langues de France, a ainsi missionné l’Institut international pour la Francophonie (Université Jean Moulin Lyon III) pour réaliser ce chantier numérique. L’objet répond donc à une commande publique avec une ambition double, à la fois politique et scientifique. Les sociétés évoluent vite, le nombre de francophones augmente, le français s’affirme peu à peu comme une langue-monde. La ligne éditoriale est simple : nous désirons collecter tous les mots, tous les sens qui sont utilisés dans la langue française, quelle que soit la région, le niveau de langue ou la spécialité. Il apparaît primordial de recenser toutes les variétés du français contemporain en sollicitant la collaboration de celles et ceux qui connaissent le mieux leur langue : les francophones, et ainsi constituer une base de connaissances au plus proche des usages.

(RBO) : Sur le registre de la collecte des données lexicographiques, de leur analyse et de leur classement, quelles sont les institutions expertes qui constituent la cheville ouvrière d’un si vaste chantier lexicographique ? Leur expertise en matière de lexicographie et de dictionnairique est-elle une garantie de la scientificité du « Dictionnaire des francophones » ?

(SG) : Le « Dictionnaire des francophones » est un outil numérique international qui a pu se construire grâce à un solide soutien de nombreux partenaires. Avant la mise en ligne du site, un recueil de sept ressources a été sélectionné et intégré dans la base. Ces travaux de référence dans la description des parlers du français dans de nombreuses régions du monde constituent un véritable socle de qualité pour le développement du DDF. Ainsi, nous reprenons notamment l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, compilation de travaux effectués dans douze pays par une vingtaine de lexicographes dans les années 1980 généreusement partagé par l’Agence universitaire de la Francophonie. À cela s’ajoute la Base de données lexicographiques panfrancophone, regroupant les descriptions des usages de 20 aires linguistiques. Le DDF s’inscrit donc dans la continuité de ces deux références lexicographiques collectives de haut niveau. D’autres ressources partagées par l’Office québécois de la langue française, l’Académie des sciences d’Outre-mer, l’ATILF[i] et le ministère de la Culture permettent d'enrichir un contenu toujours plus varié et qualitatif. Un Conseil scientifique, présidé par Bernard Cerquiglini[ii], et composé d’experts issus d’une douzaine de pays garantit les grandes orientations scientifiques. Enfin, les définitions ajoutées par le grand public sont relues et débattues par un comité de relecture de spécialistes lexicographes et sociolinguistes qui veille à la bonne qualité du contenu proposé.

(RBO) : Qu’est-ce qui distingue le « Dictionnaire des francophones » des autres dictionnaires généralistes de la langue française ? Est-ce principalement le fait, inédit en lexicographie française, qu’il rassemble et reflète les mots en usage dans toute la Francophonie là ou d’autres dictionnaires (Le Robert, Le Larousse, etc.) se contentent, chaque année, d’introduire une centaine de particularités lexicales des pays francophones ?

(SG) : Le « Dictionnaire des francophones » se distingue principalement sur deux axes : l’innovation technologique et la volonté de décrire tous les usages de par le monde, sans restriction de registre, de temporalité, de technicité ou de fréquence. Le DDF est avant tout une base de connaissances qui utilise la technologie du Web sémantique, appelé aussi Web 3.0 ou Web des données. Les informations ne sont pas enregistrées dans un tableau mais décrites chacune isolément et liées entre elles par des relations complexes. Il est ainsi possible de partager ces données massives et de les ouvrir à de nombreux réusages interconnectés. Cela est inédit en français, et il n’existe pas de système similaire pour d’autres grandes langues mondiales, comme l’anglais, l’arabe ou l’espagnol.

Ce dictionnaire est aussi singulier en tant qu'ouvrage. En effet, il se rapproche et s’inspire fortement des dictionnaires traditionnels, mais constitue un objet nouveau. Dans les dictionnaires imprimés traditionnels, les mots sont organisés par ordre alphabétique. Comme le DDF est une ressource en ligne, les données qu’il contient peuvent être constamment réorganisées en fonction des critères de recherche des utilisateurs. Les dictionnaires généraux du français se focalisent sur le français standard, commun, par rapport auquel les variétés sociales (argot, mots familiers, etc.) ou géographiques (belgicismes, québécismes, etc.) sont situées. L'objectif du DDF est de décrire dans une même ressource tous les mots du français, quelle que soit la région ou le registre de langue où ils sont utilisés, pour donner accès à une image instantanée, sans cesse renouvelée, du français dans le monde.

(RBO) : De la mise en ligne du « Dictionnaire des francophones » en mars 2021 à aujourd’hui, quelles ont été les étapes marquantes de la production en continu de cet outil de travail ?

(SG) : La mise en ligne du « Dictionnaire des francophones » l’année dernière n’a été qu’une première étape dans la constitution d’un référentiel de qualité des sens que tous les francophones donnent aux mots avec lesquels ils s’expriment au quotidien. Dès les premières semaines suivant le lancement, un long travail de fond pour améliorer l’adaptation des données entre les ressources intégrées et le système d’organisation du contenu du DDF a été mené. Lors d’une première mise à jour le 12 octobre 2021, nous avons également effectué une refonte graphique du site en améliorant l’ergonomie générale et l’accessibilité. Une neuvième ressource s’est ajoutée, FranceTerme, base de données terminologiques du ministère de la Culture français. Enfin, ces derniers mois nous avons préparé une deuxième mise à jour à l’occasion de ce premier anniversaire, en intégrant un explorateur de contenu par listes. Il est désormais possible de lister des mots selon quatre types de critères qui sont combinables entre eux : l’aire d’usage (par exemple selon la région ou la ville), le glossaire (par exemple celui des oiseaux), les marques lexicales (par exemple familier ou soutenu) et les domaines sémantiques (par exemple la botanique ou la médecine). Également, le formulaire de contribution au site a été amélioré et il permet d’ajouter bien plus d’informations que la première version, avec l’ensemble des indications possibles, organisées et décrites pour faciliter la compréhension de toutes les informations qui se trouvent dans le dictionnaire.

(RBO) : Sur le plan méthodologique, qu’est-ce qui caractérise et singularise la démarche lexicographique du « Dictionnaire des francophones » ? Est-ce la diversité de ses sources documentaires à l’échelle de toute la Francophonie ? Est-ce une approche collaborative de type Wiki-dictionnaire fortement encadrée par les linguistes et lexicographes responsables du contenu du DDF ?

(SG) : Le Dictionnaire des francophones est un objet hybride : son contenu est le fruit de l’assemblage de travaux de recherche, d’une ressource collaborative – le Wiktionnaire – et de contributions de la part du lectorat. Le tout forme un ensemble cohérent et interconnecté. Il se distingue ainsi des ressources plus traditionnelles grâce à la compilation de données de nombreux pays et chercheurs, de plusieurs époques différentes, couvrant également des domaines de spécialités et l’inclusion des formes fléchies des mots du français. L’approche participative que nous avons adoptée va ainsi permettre, nous l’espérons, de documenter tous les usages de la langue à travers toute la Francophonie. Chacun et chacune peut ainsi ajouter le sens d’un mot, relier les définitions entre elles, entre plusieurs ressources, et tout cela est relu et validé a posteriori par un collège de spécialistes. Il est également possible de signaler un contenu inapproprié ou une erreur dans le traitement d’une information ; cela permet d’être doublement acteur, dans l’enrichissement mais aussi dans la veille de la bonne qualité du dictionnaire. Cette démarche croisée entre professionnels de la langue et simples locuteurs profanes en lexicographie est singulière et novatrice. Nous souhaitons que les Francophones se réapproprient l’objet dictionnaire, qu’il ne soit plus seulement un gros bouquin auquel l’on se réfère lorsque l’on a un doute sur un mot, mais bien un outil de la vie courante duquel on peut apprendre et auquel on peut donner.

(RBO) : Au plan du contenu des articles du DDF, j’ai noté une constante que je qualifie volontiers de systémique : les définitions, formulées avec clarté, sont concises et présentent l’essentiel des traits sémantiques des termes, et l’indication de l’aire géographique de leur emploi est obligatoirement consignée. Par exemple, pour le terme « Dodine », défini comme « Fauteuil à bascule », l’aire géographique mentionnée est « Haïti » ; le terme « magasiner », qui signifie « Faire du lèche-vitrine, faire ses courses », porte la marque géographique « Québec » ; et le terme « deuxième bureau », signifiant « Maîtresse, femme entretenue par un homme marié, généralement à l’insu de son épouse légitime », est suivi de l’indication géographique de son usage (Gabon, Tchad, Sénégal, Centrafrique, Rwanda…). Est-ce là la marque distinctive du « Dictionnaire des francophones » qui a fait le choix de ne pas être une encyclopédie au sens habituel de cette catégorie d’ouvrage lexicographique ?  

(SG) : La formulation des définitions provient des sources intégrées, qui proposent souvent un énoncé simple dont le but est d’expliquer brièvement le sens du terme sur lequel porte une requête lors de la consultation du DDF. Ces définitions pourront tout de même s’enrichir grâce aux personnes qui y contribueront. En séparant les définitions et les notes sur l’usage sous forme d’étiquette, nous favorisons une écriture simple et directe qui puisse être comprise par le plus grand nombre (francophones aguerris mais aussi apprenants) et qui facilite la circulation entre les entrées. Enfin, à l’avenir, nous pensons développer un espace réservé, connexe aux définitions et aux autres sens qui leur sont liés, pour discuter sur les mots, leurs sens, leurs histoires (étymologie) mais aussi construire de l’information qui là, sera davantage encyclopédique. Le DDF, qui est libre et participatif, devrait continuer à se construire et s’améliorer ces prochaines années. Nous pouvons imaginer de nouvelles fonctionnalités complémentaires qui permettront de répondre à d’autres besoins : affichage des prononciations, illustration des définitions, regroupement des sens, qui pourraient s’inscrire de manière plus vaste dans un écosystème numérique francophone avec des jeux, des cours de langue, des ressources littéraires, etc.

(RBO) : Sur le continent africain, le français est la troisième langue la plus parlée avec 120 millions de locuteurs après l'anglais (200 millions) et l'arabe (150 millions). En Amérique du Nord, le français est parlé par plus de six millions de locuteurs au Québec. Cette disparité quant au nombre de locuteurs du français en Afrique et au Québec conduit-elle à un traitement lexicographique préférentiel ou particulier, ou les règles de base sont-elles les mêmes quant aux corpus de référence et au choix des termes retenus dans la nomenclature du DDF ?

(SG) : Le traitement de l’information est identique pour toutes les régions francophones, sans distinction de population ou de niveau de langue. Le contenu lexicographique proposé sur le DDF venant très majoritairement de ressources préalablement intégrées, nous reprenons leur façon de présenter les sens des mots. Aussi, la littérature et les travaux de recherche effectués pour décrire les particularités lexicales des aires linguistiques francophones sont d’une quantité et d’une qualité variable selon les régions du monde. Par exemple, nous n’avons pas identifié de travaux sur le lexique du français parlé en Guinée équatoriale, alors même que ce petit pays d’Afrique centrale a le français pour langue officielle.

Par ailleurs, le DDF ne suit pas le principe de la lexicographie différentielle qui considérait une norme de référence et proposait des définitions des usages régionaux seulement sous la forme de synonymes standards avec le français dit « de référence ». Ainsi, toutes les définitions doivent être détaillées, afin que les usages régionaux soient compréhensibles en tant que tels, car il existe plusieurs normes.

(RBO) : Pouvez-vous nous dire de quelle manière le « Dictionnaire des francophones » a été reçu dans toute la Francophonie et au sein des institutions francophones ? Quel bilan faites-vous des douze premiers mois de diffusion du DDF ?

(SG) : Le bilan de cette première année est bon, nous sommes heureux d’avoir constaté un accueil positif de la part de nombreuses institutions, mais aussi, et surtout, de nombreuses personnes autour du monde. L’outil répond à un besoin croissant d’informations lexicographiques numériques en libre accès, présentées de manière ergonomique et accessible aisément sur un appareil mobile. La fonctionnalité permettant un affichage dynamique selon la localisation (i.e. les définitions d’Haïti sont affichées en premier lorsque l’on se connecte depuis Haïti) a été particulièrement appréciée. Après un an, le DDF commence à entrer dans les usages, le site enregistrant une moyenne de 100 000 visites mensuelles. Mais ce n’est qu’un début pour un objet dont le dessein est de vivre dans le temps et d’accompagner les francophones au quotidien en suivant l’évolution de leur langue. Il y a encore un long chemin à parcourir pour établir une bonne couverture de tous les usages. En effet, il demeure encore de nombreux territoires pour lesquels nous manquons de définitions. Nous allons poursuivre le développement et la sensibilisation des publics pour toucher davantage de monde, pour que l’outil devienne un bien commun utilisé et utile par tous, pour tous.

(RBO) : Quels sont les projets majeurs du « Dictionnaire des francophones » pour les prochains mois ?

(SG) : Il reste beaucoup de travail à effectuer pour que le « Dictionnaire des francophones » arrive à la hauteur de ses ambitions. C’est pourquoi nous prévoyons le développement de deux nouvelles fonctionnalités pour ces prochains temps : l’ajout d’enregistrements audio pour pouvoir entendre les différents accents de la francophonie et l’ajout de cartes pour permettre une meilleure visualisation des aires d’usages. Par ailleurs, nous allons poursuivre nos efforts, avec nos partenaires, afin d’étendre les usages pédagogiques de l’outil. Nous sommes convaincus qu’un apprentissage de qualité de la langue française passe par la possibilité pour les apprenants de connaître la langue dans toute sa diversité géographique et culturelle. Les actions de communication seront également amplifiées pour permettre à chaque francophone de s’accaparer cet objet et qu’il puisse bénéficier au plus grand nombre. Enfin, nous facilitons l’élaboration de projets de recherche et de documentation dans de nombreuses disciplines (linguistique, science politique, informatique et pédagogie, etc.) qui seront menés avec tous nos partenaires francophones.

Sébastien GATHIER, Le National vous remercie hautement d’avoir aimablement répondu à ses questions.

 

Robert Berrouët-Oriol

 

Linguiste-terminologue

Montréal, le 14 mars 2022

NOTES

[i] L’ATILF (Analyse et traitement informatique de la langue française) est un laboratoire public de recherche du CNRS et de l’Université de Lorraine. Le TLFi (le Trésor de la langue française informatisé) est la version informatisée du TLF (le Trésor de la langue française, dont la rédaction s’est achevée en 1994), un dictionnaire des XIXe et XXe siècles en 16 volumes et 1 supplément : 100 000 mots avec leur histoire, 270 000 définitions, 430 000 exemples. Voir le site du TLFi : http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF - CNRS & Université de Lorraine, France.

Bernard Cerquiglini est un linguiste français, agrégé de lettres modernes et docteur ès lettres. Il a enseigné à l’Université d’État de Louisiane à Bâton-Rouge, a été recteur de l’AUF (Agence universitaire de la Francophonie) de 2007 à 2015 et il a occupé divers postes de la haute Administration française dans le champ éducatif, notamment au Conseil supérieur de la langue française. Il est actuellement professeur de linguistique à l’Université de Paris.

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