Un parfum âcre flotte dans l’air, mélange tenace de paternalisme diplomatique et de vertu étoilée brandie en étendard sur le bicolore ayitien. Fidèles à leur rôle autoproclamé de gendarmes du bien et du mal, les États-Unis rappellent une fois de plus que le visa n’est pas seulement un document d’entrée, mais une arme politique maniée avec précision contre les rebelles politiques qui veulent à tout prix passer à l’autre rive de la diplomatique de l’Amérique aux américains. Sous couvert de lutte anticorruption — cheval blanc de toutes les intrusions élégamment emballées — Washington frappe au plus niveau de l’État, et malheureusement Ayiti ne cesse d’encaisser.
Cette fois, la cible est un haut responsable du Conseil présidentiel de transition, soudain transformé en protagoniste d’une tragédie de seconde zone : sanctionné sans procès, cloué au pilori sans audience, et privé de visa avec un effet collatéral immédiat sur sa famille. La réputation, elle, se retrouve projetée dans la chaudière tchaka géopolitique de l’instant, brassée, secouée, déformée. Comble d’ironie, pas tout à fait surprise, personne ne connaît officiellement l’identité du fautif désigné. Ce flou récemment entretenu nourrit rumeurs, emballements et soupçons, tout en renforçant l’absurdité du geste face à un Conseil présidentiel de transition qui ne dit pas son nom. Car le mystère, dans cette mise en scène aux rideaux tirés, n’enlève rien à la violence du coup : les projectiles ont frappé juste, laissant derrière eux un paysage politique encore plus fragilisé, et un pays sommé, une fois de plus, de deviner ce que d’autres ont décidé à sa place.
De l’ailleurs, dans cette pièce de théâtre aux airs de comédie kafkaïenne, les États-Unis n’ont même plus besoin de préciser le nom. Parce que l’accusation suffit. On brandit la menace. On sème le trouble. Et l’élite politique haïtienne se met soudain à cligner des yeux comme des élèves surpris par un professeur armé d’une liste de punitions. La mauvaise foi ? Oh, elle ne se cache même plus : elle roule des mécaniques ! Car voilà plus de vingt ans que Washington distribue les sanctions comme on distribue des biscuits secs lors de catastrophes humanitaires : généreusement, mais jamais sans condition. Et surtout, jamais sans rappeler subtilement qui tient la caisse, qui détient la clé, qui décide du menu. Nom de Dieu! Tous coupables potentiels, tous innocents proclamés, tous tremblants à l’idée de perdre le précieux laissez-passer vers Miami où Washington.
On sanctionne au visa. On sanctionne au communiqué. On sanctionne à la rumeur même. Un art martial sans épée, mais avec des pages web, des listings, des fuites calculées aux médias américains. L’épisode le plus mémorable reste la crise électorale de 2010-2011, lorsque la diplomatie américaine s’était érigée en comité de sélection, sans oublier le régime de Ariel Henry (2021-2024). Cette époque où un ambassadeur pouvait influencer le destin d’un pays entier plus efficacement que n’importe quelle urne électorale. Depuis, la méthode s’est raffinée.
Alors que les dirigeants ayitiens prennent des airs effarouchés — ou indignés, selon l’arrondissement — les États-Unis se posent en justiciers globaux, masquent leurs propres dérives diplomatiques sous la cape scintillante de la vertu du droit international public ou des conventions de la ligue des États et pour contrôler par des pions diplomatiques les rapports Nord-Sud.
On sanctionne les corrompus là-bas, pendant qu’ici on entretient des alliances avec des autocrates par intérêt stratégique pour déstabiliser le pays. Parlons-en franchement, de la vertu diplomatique américaine. On combat les criminels là-bas, mais on finance des structures qui favorisent l’impunité ici, tant qu’elles assurent un semblant de stabilité pour le commerce des trois amériques. On défend la démocratie là-bas, mais on ferme les yeux quand elle s’effrite chez soi. La géopolitique de l’hégémonie américaine s’érige comme danse en miroir : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».
En Ayiti, la classe politique qui, hier, réclamait des sanctions contre ses adversaires découvre aujourd’hui, la bouche pâteuse, que le bâton qui frappe l’un finit toujours par frapper l’autre. Le kreyòl ayitien le disait déjà mieux que n’importe quel rapport du Département d’État : Baton ki bat chen blan an, se li ki bat chen nwa a. On n’a rien inventé : c’est la physique diplomatique. Le bâton tourne, tourne, et finit par revenir.
Pendant ce temps, la population — la vraie — reste silencieuse. Pas par manque de compréhension, mais par épuisement. La population observe cette valse d’illégitimes avec le calme d’un pêcheur qui a vu trop de tempêtes pour applaudir un nouvel orage. Les sanctions ? Les contre-sanctions ? Les gesticulations du CPT ? Les silences du Premier ministre ? Rien ne surprend, rien ne bouleverse. La classe des intellectuels n'est pas indifférente. Elle est vaccinée. Elle a développé une immunité administrative et diplomatique après des décennies de « solutions » imposées, d’interventions mal logées, de sauvetages avortés. La politique internationale en Haïti, c’est une série dont les saisons se suivent mais ne se renouvellent pas.
Faut-il pour autant épargner nos propres dirigeants ? Certainement pas. Car si les Américains font preuve de mauvaise foi — et ils en ont le génie — c’est parce qu’ils savent que les autorités en Ayiti leur offrent, par leurs propres dérives, le terreau idéal. Les illégitimes ne sont pas seulement ceux qui sanctionnent. Ce sont aussi ceux qui se laissent sanctionner. Ceux qui, sans mandat populaire, s’obstinent à gouverner. Ceux qui, sans rendre de comptes, se prennent à rêver de légitimité. Ceux qui, sans résultats tangibles, se persuadent d’être indispensables pour le système.
Mais entre les dérives de Washington et celles de Port-au-Prince, il faut savoir choisir son humour. L’un est cynique, l’autre est tragique. L’un joue aux échecs, l’autre aux dominos.
Au fond, cette nouvelle affaire de sanctions n’est rien d’autre qu’un épisode supplémentaire dans l’histoire longue d’une influence américaine qui s’étire, se camoufle, se justifie, mais ne se dément jamais. Les États-Unis sanctifient leur rôle, criminalisent les résistances, décorent leur ingérence d’une morale hégémonique. La vraie question, pourtant, reste patente sinon fumant à l’évidence d’une hégémonie qui métaphorise : elle n’est pas de savoir qui est sanctionné, mais qui décide, en fin de compte, du futur politique d’Haïti ou du budget de guerre ou d’une taque de sizo pour l’introduction de Les chaînes de la dette...
Et la réponse se lit dans le silence massif des autorités et des élites intellectuelles. Certainement pas la population, mais d’une peine pour l’économie de la violence. En attendant, le théâtre continue, parce qu'on ne peut pas servir pour ensuite se rebeller contre lui. L’odeur des sanctions monte, les illégitimes, d’ici et d’ailleurs, poursuivent leur dérive. Et le pays, lui, attend toujours son capitaine — de préférence un qui n’ait pas peur de perdre un visa ou celui qui a les griffes liées dans les pieds de la grande table diplomatique de Washington. Et puis tant pis pour demain chers amis.
elmano_endara.joseph@student.ueh.edu.ht
Formation : Masterant en Fondements philosophiques et sociologiques de l’Éducation/ Cesun Universidad, California, Mexico; Juriste, Communicateur social
