Une coquille vide

Le philosophe franco-haïtien Joseph Saint-Fleur qui adore jouer avec les mots, mots-valises et autres calembours, a récemment écrit : « Le nationalisme sans patriotisme, c’est le ver qui nous mine, en un mot : une vermine. »

 

Ce spécialiste de Ludwig Wittgenstein ne croyait pas si bien dire. Sa formule est loin d’être un simple et innocent jeu de mots. Chez nous en Haïti, par exemple, ce raccourci est une réalité palpable aux conséquences tangibles, funestes. 

 

Nous, les Haïtiens, sommes nationalistes, parfois chauvins même. Quand un étranger se permet de nous critiquer — à tort ou à raison — les Haïtiens se dressent comme un seul homme. Ils ne tardent pas à adopter une attitude de victimes, crient au racisme. Comme notre pays est dans un état bien dégradé et que les interférences étrangères s'avèrent souvent stériles et infructueuses, nous versons dans le conspirationnisme et la paranoïa. Nous réagissons violemment, l’émotion éclipsant la raison. C’est-à-dire que nous ne cherchons pas à savoir ce que cache cette critique, surtout si elle est pertinente, donc dure à entendre. Pas plus que nous ne cherchons à nous améliorer pour donner une meilleure image de nous-mêmes afin d’éviter certaines remarques désagréables.

 

Quand le pan-africaniste Kemi Seba et d'autres admirateurs africains et antillais disent que nous sommes superbes ; que notre histoire est splendide (être les héritiers de « la première république noire du monde » a quelque chose de flatteur, de prestigieux), que nous sommes beaux et intelligents, nous sommes contents. Fiers. Nous aimons les compliments et détestons les critiques, a fortiori fondées…

 

C’est humain, dira-t-on. Vrai. Sauf que les compliments nous poussent à nous reposer sur nos lauriers. Parfois des lauriers imaginaires, des couronnes que chacun se tresse à soi-même. Nous n'avons rien d'autre à faire que de nous en réjouir dans une sorte de narcissisme parfois infantile, souvent infantilisant.

 

Notre nationalisme fait-il de nous des patriotes pour autant ? Rien n'est moins sûr !...Au reste, il est plus facile d'être nationaliste que patriote.

 

L'attitude nationaliste n'est guère exigeante : on est juste fier de ce qu'on a, de ce que nos ancêtres ont fait, de notre glorieux passé. Il n'y a pas de mouvement, nous ne faisons que recevoir le compliment et bomber le torse.

 

Le nationalisme en tant qu’idéologie est passif. À la différence du patriotisme, qui implique l'action. D’abord une réflexion sur ce qui ne va pas dans notre environnement. Puis un désir de chercher à changer ce qui dysfonctionne. Viennent ensuite des propositions rationnelles et concrètes et les moyens à mettre en œuvre pour les concrétiser, incluant le respect de l'autre, la tolérance, le compromis, la soumission scrupuleuse à la loi et la prise en compte des intérêts de la population. Le patriotisme est un nationalisme en action, inséparable de l’amour des siens sans la haine de l’autre ou de l’étranger. Il est moins émotionnel justement parce qu’il vise le bonheur des citoyens et, pour y parvenir, le patriote doit utiliser son esprit afin de changer le quotidien des gens et non se laisser aller à des incantations égocentriques et des idées délirantes mégalomaniaques pouvant déboucher sur la violence.

 

Voilà ce qui rend le patriotisme rationnel et le nationalisme émotionnel pour ne pas dire irrationnel. Bref le nationalisme à lui seul est violence en puissance.

 

Un nationalisme  étriqué

 

Quand on considère notre histoire, on constate que notre nationalisme est plutôt suspect. En tout cas, peu fécond. Joseph Saint-Fleur : le nationalisme sans patriotisme mine. Un exemple structurel : les divisions à n’en plus finir et les luttes des élites pour le pouvoir politique et économique depuis 1804. Un exemple conjoncturel : l'impossibilité de s'entendre aujourd’hui (en 2021) pour trouver un consensus pour gérer le pays depuis 35 ans. Cette classe politique et la société civile ont multiplié les accords et on n'a abouti à rien jusqu'ici. Trop d’ego, de méfiance, de cupidité. Notre nationalisme tourne à vide, il est sans projet. Coquille vide.

 

Le nationalisme rend paresseux puisqu’il n’est qu’affect. On peut même se demander si les Haïtiens sont de vrais nationalistes car le nationalisme implique tout de même la préférence nationale, l’amour de ce qui est de soi et de chez soi. Mais chez nous, c’est plutôt le refus de ce qu’on a et de ce qui nous est propre. Même si, depuis quelque temps, on commence à accepter ce qui est nôtre : la création artistique, le créole, le vaudou, les produits de fabrication locale…

 

C’est ce manque de confiance en soi qui nous rend peu sûrs de nous et si paranoïaques. Nous nous sentons toujours maltraités par les étrangers. Un sentiment largement partagé, même parmi les Haïtiens les plus cultivés. Ils désirent toujours être admirés de l'étranger. En même temps, ils s’en méfient. Quand l’étranger s’immisce dans nos affaires, nous nous fâchons, criant à l’ingérence. Quand il ne le fait pas, nous lui reprochons son indifférence et son égoïsme, . attitude foncièrement ambiguë. Quand les étrangers – surtout les Nord-Américains – prennent parti pour le pouvoir, l’opposition s’emporte. Quand c’est le contraire, ce sont les responsables qui dénoncent une ingérence crasse, grossière.

 

C’est la même chose concernant notre avenir. Dans leur for intérieur, les Haïtiens souhaiteraient que les étrangers développent le pays à leur place. En tout cas on observe une sorte d’attentisme. Au lieu de mettre la main à la pâte, ils croisent les bras, dans l’espoir quun sauveur viendra de l’extérieur. Au niveau interne ils s’entre-déchirent, incapables de trouver un consensus national, pourtant indispensable dans toute société. Ils s'étonnent ensuite que face à cette tendance à la démission collective, les étrangers les traitent de haut. On récolte ce que l’on a semé : c’est la dure loi de la vie. Le monde nous respectera quand nous prendrons notre destin en mains.

 

Être patriote, c'est s'occuper de sa patrie ici et maintenant, avoir le souci du bien commun et non se réfugier dans un mouvement nationaliste vain ou, pire, dans le passé, si glorieux soit-il, pendant que l’on malmène ses propres concitoyens et bafoue les lois de la République, socle du vivre-ensemble. La simple exaltation du passé sans autre perspective, est d'ordre névrotique, une imposture, un illusionisme exercé par le pouvoir pour masquer une actualité calamiteuse : nous nous en enorgueillissons mais cela ne résout aucun problème concret du moment. Un peuple qui ne connaît pas son passé est condamné à le reproduire, entend-on souvent. C'est juste mais cette maxime est incomplète : la connaissance du passé à elle seule ne suffit pas à conjurer ses conséquences néfastes. Si tel était le cas, Haïti ne serait pas tombée aussi bas. On ne saurait certes changer le passé mais il nous appartient d'agir sur le présent, donc de façonner l'avenir. La connaissance du passé, jointe à un patriotisme véritable, voilà ce qu’il nous faut, pour commencer.

 

Au lieu de ressasser sans cesse le passé, tentons de maîtriser le présent et de nous projeter dans les temps futurs, en cultivant non pas un nationalisme creux et émotionnel mais le patriotisme rationnel, juste et humaniste, orienté vers la satisfaction de tous les citoyens.

 

Déplorer les erreurs et malheurs anciens est facile, vain et inutile, alors qu'il nous faut prendre le présent à bras le corps pour ne plus le subir. Le patriotisme, voilà ce qui nous manque cruellement, alors que le pays baigne dans un trop-plein de nationalisme émotionnel de pacotille qui nous « mine ».

 

Des exemples pris ailleurs. Hitler, Mussolini, Franco étaient des nationalistes et on sait où ils ont conduit leur peuple. C'est ce qui arrive quand le nationalisme s'emballe, devient folie totalitaire, guerrière. Un contre-exemple cependant, celui consistant à renoncer à certains attributs nationaux : c’est l'Union européenne. Le seul cas dans l'histoire où des États ont délibérément abandonné une part de leur souveraineté – et récusé le nationalisme étriqué - pour créer une entité supranationale. Cette structure n'est pas parfaite — nul système ne peut y prétendre — mais l’organisation tient bon contre vents et marées, même si l'on peut lui reprocher d’être trop matérialiste, trop orientée vers le marché. Mais elle a le mérite d’exister et de montrer une nouvelle version du patriotisme.

 

Huguette Hérard

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