Analyse du discours du Coordonnateur du Conseil présidentiel de transition d’Haïti – Edgard LEBLANC Fils - à la 79ème Assemblée Générale de l'ONU

Le discours d'Edgard Leblanc, coordonnateur du Conseil présidentiel de transition (CPT) d'Haïti, lors de la 79ème session de l'Assemblée générale des Nations Unies, le 26 septembre 2024, a été un moment important pour Haïti. Le discours met en évidence la vulnérabilité et l'instabilité politique d'Haïti dans le cadre mondial, en se concentrant sur divers thèmes critiques comme la justice, la solidarité mondiale, la dignité humaine, la violence des gangs et le changement climatique. Le discours a souligné la nécessité de réparer les injustices coloniales et les aspirations du pays à un avenir meilleur. Cependant, plusieurs sujets cruciaux ont été omis ou mal traités, notamment des éléments clés des contributions historiques d'Haïti à la géopolitique régionale, tels que sa relation complexe avec la République dominicaine et ses contributions essentielles aux mouvements d'indépendance à travers les Amériques (États-Unis et plusieurs pays d'Amérique du Sud) et le rôle crucial de la communauté des Caraïbes (CARICOM) pour faciliter la transition politique d'Haïti. En outre, le coordonnateur du CPT a raté une occasion de lancer un appel fort à l'action pour une implication internationale plus large, en particulier de la part des pays d'Amérique latine, de la Caraïbe et d'Afrique voire d’Asie.

Cette analyse évaluera de manière critique le discours, en se concentrant sur son alignement avec le thème de la 79ème Assemblée de l’ONU, « Ne laisser personne de côté : agir ensemble pour la paix, le développement durable et la dignité humaine des générations présentes et futures », tout en considérant les avantages et les inconvénients du discours.

Aperçu du contenu du discours

Le discours a abordé plusieurs points importants concernant l'instabilité politique actuelle d'Haïti, ses difficultés économiques, la crise climatique et les injustices historiques qui ont entravé son développement, en particulier les réparations dues pour la « dette d'indépendance » qu'Haïti a été contraint de payer à la France. L'appel du coordonnateur du CPT à la solidarité internationale était émotionnellement convaincant, et l'accent qu'il a mis sur les contributions d'Haïti aux droits de l'homme et à la justice mondiale était stratégiquement aligné sur le thème de l'inclusion et de la collaboration de l'ONU.

Le discours n'a cependant pas abordé plusieurs questions clés, notamment les relations d'Haïti avec la République dominicaine, le soutien d'Haïti à d'autres mouvements indépendantistes dans les Amériques et le rôle crucial des pays de la Caraïbe dans la transition actuelle d'Haïti. En outre, des occasions d'appels plus larges à l'action ont été manquées, notamment en ce qui concerne la solidarité avec les pays d'Amérique latine et de la Caraïbe, et en particulier avec Cuba, contre l'embargo américain.

 

Points forts du discours

  1. Appel à la réparation et à la justice et accent sur les luttes d'Haïti, une forte émotion

Le discours du coordonnateur du CPT appelle avec passion à la justice et à des réparations pour Haïti, soulignant l’injustice historique de la dette payée à la France après l’indépendance, qui a retardé le développement d’Haïti et aggravé ses luttes actuelles contre les troubles politiques, la violence des gangs et les difficultés économiques. En soulignant le rôle d’Haïti en tant que première république noire et sa contribution fondamentale aux droits de l’homme, le coordonnateur du CPT présente un argument moral et historique convaincant en faveur des réparations. Il relie la situation critique d’Haïti à des problèmes mondiaux, plus vastes, de colonialisme, de droits de l’homme et à la nécessité d’une solidarité et d’une responsabilité internationales, en faisant appel au sens de la responsabilité morale de la communauté internationale et en s’alignant sur le thème de l’ONU « Ne laisser personne de côté ». Cette demande de restitution positionne Haïti dans la lutte mondiale plus large contre le colonialisme et ses effets persistants. En plaçant la situation critique d’Haïti dans le contexte des droits de l’homme mondiaux et des torts historiques, le coordonnateur du CPT a effectivement appelé à la solidarité et à la responsabilité internationales. L'accent mis sur les injustices historiques d'Haïti, en particulier la demande de réparations de la part de la France en raison de l'indemnité injuste imposée en 1825, positionne fortement le pays comme victime de torts historiques et cherche à obtenir réparation au niveau international pour ces problèmes.

 

  1. Aborder la crise climatique mondiale et le développement et l'inclusion d'Haïti dans les discussions sur le climat.

Le discours du coordonnateur du CPT établit un lien efficace entre la vulnérabilité d’Haïti et la crise climatique mondiale, soulignant que si Haïti contribue de manière minime aux émissions mondiales de gaz à effet de serre, il souffre de manière disproportionnée des catastrophes liées au climat comme les ouragans, les inondations et les sécheresses. En replaçant les luttes d’Haïti dans le contexte plus large des problèmes mondiaux tels que le changement climatique, la pauvreté et les inégalités, le coordonnateur du CPT, il met en évidence le fardeau inégal qui pèse sur les pays en développement et appelle à la solidarité internationale et à l’action collective. Cette approche suscite non seulement l’empathie et le soutien pour Haïti, mais aligne également ses défis sur le discours mondial sur le développement durable et la justice climatique.

 

3. L'appel d'Haïti aux réparations et à la justice historique

Le discours du coordonnateur du CPT a abordé de manière poignante la demande de réparations de la part de la France pour la dette injuste imposée à Haïti en 1825 après son indépendance. Cet appel à la restitution s’inscrit dans un débat plus large sur les réparations coloniales, qui trouve un écho auprès du peuple haïtien et d’autres nations aux prises avec l’héritage colonial. Le coordonnateur du CPT positionne Haïti comme un agent actif dans la lutte mondiale pour la justice postcoloniale, signalant qu’Haïti ne cherche pas seulement de l’aide mais aussi une reconnaissance historique et une réparation. Ce récit relie les difficultés économiques actuelles d’Haïti à son passé colonial, soulignant la nécessité d’une solidarité et d’un soutien internationaux. En mettant en lumière ces injustices historiques, Le coordonnateur du CPT renforce la revendication d’Haïti pour l’attention mondiale et souligne l’importance de remédier à ces torts pour soutenir le développement d’Haïti.

 

4. Reconnaître la solidarité et le soutien international

Le discours du coordonnateur du CPT a reconnu la solidarité dont ont fait preuve les acteurs internationaux, notamment à travers des initiatives visant à améliorer la sécurité et la stabilité politique en Haïti. Il a exprimé sa gratitude pour le rôle joué par l'ONU et pour les efforts déployés par des pays comme le Kenya pour mener des missions de sécurité visant

  • stabiliser Haïti. Cette reconnaissance de la coopération internationale appuie l'idée de multilatéralisme et de responsabilité partagée, qui sont des éléments essentiels de la mission de l'ONU et du thème de la 79ème Assemblée Générale des Nations Unies.

 

  1. Célébration des contributions de la diaspora haïtienne à la liberté mondiale

La mention de la diaspora haïtienne, et notamment de ses contributions aux États-Unis, a été un point fort du coordonnateur du CPT. Sa référence à la participation des troupes haïtiennes au siège de Savannah pendant la Révolution américaine (1779) souligne les liens historiques d'Haïti avec les États-Unis et renforce l'idée que les contributions des Haïtiens aux mouvements de libération mondiaux ne doivent pas être oubliées. Cette référence historique, bien que brève, a été puissante pour encadrer le discours dans un récit plus large de l'engagement de longue date d'Haïti envers les idéaux de liberté et d'indépendance.

 

Faiblesses et omissions dans le discours

Malgré ses points forts, le discours comporte également plusieurs omissions importantes et des occasions manquées, notamment en ce qui concerne la solidarité régionale et internationale.

 

1. L’omission des relations entre Haïti et la République dominicaine

L’une des lacunes majeures du discours du coordonnateur du CPT a été l’omission des relations entre Haïti et la République dominicaine. Partageant l’île d’Hispaniola, les deux nations ont une histoire complexe marquée par des tensions, une coopération et des conflits. Des questions telles que la migration, le racisme, la xénophobie et les violations des droits de l’homme contre les migrants haïtiens en République dominicaine sont fréquemment mises en avant par les organisations internationales, ce qui en fait un problème crucial qui mérite d’être pris en compte. En n’abordant pas ces relations, le coordonnateur du CPT a raté une occasion cruciale d’appeler à la coopération régionale, d’atténuer les tensions et de défendre les droits des migrants haïtiens en territoire dominicain. Cette omission a affaibli l’alignement du discours sur le thème de l’ONU « ne laisser personne de côté », car il n’a pas abordé un problème vital qui touche des milliers d’Haïtiens vivant dans des conditions vulnérables. Aborder ces tensions aurait ajouté de la profondeur au discours, en reconnaissant la complexité des relations régionales d’Haïti et en renforçant l’argument selon lequel les défis d’Haïti sont façonnés par des dynamiques à la fois internes et régionales.

 

2. Contributions négligées à l'indépendance de l'Amérique du Sud

L’une des omissions majeures est l’oubli de souligner le rôle crucial d’Haïti dans le soutien aux mouvements d’indépendance en Amérique latine. Haïti a joué un rôle central dans l’aide apportée à Simón Bolívar, le libérateur d’une grande partie de l’Amérique du Sud, en lui fournissant refuge et soutien matériel. Le soutien d’Haïti a joué un rôle déterminant dans le succès final de Bolívar, en particulier au Venezuela et en Colombie. En omettant de mentionner cela, le discours rate une occasion cruciale de renforcer l’héritage historique d’Haïti en tant que champion de la liberté et de l’indépendance. Cette omission est particulièrement pertinente étant donné que le discours met l’accent sur la solidarité mondiale. En soulignant les contributions d’Haïti à l’indépendance d’autres nations, en particulier celles d’Amérique latine, le coordonnateur du CPT aurait pu s’adresser plus directement aux pays d’Amérique latine présents à l’Assemblée générale des Nations Unies. Cela aurait renforcé l’appel à la solidarité d’Haïti en rappelant à ces nations les liens historiques qui les unissent.

Le discours aurait pu être considérablement renforcé si l'on avait reconnu le rôle central d'Haïti dans le soutien aux mouvements d'indépendance latino-américains. Haïti a apporté un soutien essentiel à Simón Bolívar, le libérateur d'une grande partie de l'Amérique du Sud, en lui offrant un asile et une aide militaire en échange de sa promesse d'abolir l'esclavage dans les nations nouvellement indépendantes. Il s'agit là d'un puissant exemple historique de la solidarité d'Haïti avec d'autres nations dans leur quête de liberté et de dignité humaine. Si Le coordonnateur du CPT avait mentionné cela, il aurait replacé les demandes actuelles d'aide internationale d'Haïti dans un contexte historique plus large, en soulignant qu'Haïti a longtemps été un allié dans la lutte pour la liberté et qu'il demande aujourd'hui la même solidarité en retour. Cette omission affaiblit l'argument historique en faveur de la place légitime d'Haïti dans la communauté internationale des nations.

 

  1. Le rôle d'Haïti dans l'indépendance des États-Unis n'est pas suffisamment mis en avant

Bien que Le coordonnateur du CPT mentionne brièvement la contribution d'Haïti à la Révolution américaine, en particulier la participation de soldats haïtiens, notamment des chasseurs- volontaires de Saint-Domingue au siège de Savannah en 1779, cette référence est peu développée. Le rôle d'Haïti dans la lutte pour l'indépendance américaine est un puissant symbole de son engagement de longue date envers les idéaux de liberté et de démocratie. Une exploration plus détaillée de cette contribution historique aurait pu renforcer la demande d'aide internationale d'Haïti, en particulier de la part des États-Unis. Le fait de développer le rôle d’Haïti dans le soutien à l’indépendance américaine aurait permis de rappeler les liens historiques profonds qui unissent les deux nations. Cela aurait également renforcé l’idée qu’Haïti a longtemps contribué aux mouvements de libération mondiale et qu’il a désormais besoin d’un soutien réciproque de la part de la communauté internationale.

 

4.    Le rôle crucial de la CARICOM dans la transition d'Haïti

L'omission la plus importante est l'absence de mention du rôle joué par les pays des Caraïbes, en particulier les membres de la CARICOM, dans la transition politique d'Haïti. La formation du Conseil présidentiel de transition haïtien, dirigé par le coordonnateur du CPT, a été rendue possible en grande partie grâce aux efforts diplomatiques de la CARICOM pour réunir diverses organisations politiques haïtiennes. Cette coopération régionale est un parfait exemple de solidarité et de diplomatie caribéennes et sa mention aurait souligné l'esprit de collaboration nécessaire au redressement d'Haïti. En ne reconnaissant pas assez les efforts de la CARICOM, le discours a raté l'occasion de souligner le rôle positif que jouent les pays voisins dans les affaires intérieures d'Haïti. Reconnaître ce rôle aurait parfaitement concordé avec le thème de l'action collective et de la paix de l'ONU.

Le discours du coordonnateur du CPT ne reconnaît pas suffisamment le rôle de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) dans la facilitation de la transition politique d’Haïti. La CARICOM, ainsi que d’autres acteurs internationaux, ont joué un rôle essentiel dans le rassemblement de différentes factions politiques haïtiennes pour établir le Conseil présidentiel de transition, que dirige actuellement le coordonnateur du CPT. Étant donné que les membres de la CARICOM sont les voisins les plus proches d’Haïti et des alliés diplomatiques clés, l’omission par le coordonnateur du CPT de leurs contributions affaiblit le discours de solidarité régionale. Reconnaître l’implication de la CARICOM aurait démontré la capacité d’Haïti à coopérer au niveau régional et mis en valeur le leadership des nations de la Caraïbe dans la promotion de la paix et de la stabilité en Haïti. En outre, cela aurait permis au coordonnateur du CPT de lancer un appel plus fort pour un soutien continu des nations de la Caraïbe, ainsi que d’autres organisations régionales. En ne reconnaissant pas suffisamment le rôle de la CARICOM, le coordonnateur du CPT rate une occasion de renforcer la solidarité régionale et de tirer parti des liens d’Haïti avec la Caraïbe pour renforcer sa position internationale.

 

5. Des occasions manquées pour un engagement international plus large

Bien que le discours du coordonnateur du CPT ait appelé à la solidarité internationale, il n’a pas explicitement fait référence à des blocs régionaux ou à des nations spécifiques. Un appel à l’action plus ciblé, adressé aux pays d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique, en particulier aux pays africains francophones, aurait renforcé son appel à l’action collective. Haïti partage des liens culturels et historiques avec bon nombre de ces pays, et un appel direct à ces nations pour qu’elles défendent Haïti sur la scène internationale aurait démontré un leadership proactif. En outre, le coordonnateur du CPT a raté l’occasion d’appeler les pays d’Amérique latine, dont beaucoup ont bénéficié du soutien historique d’Haïti, à défendre Haïti dans les forums internationaux. En ne faisant pas cet appel, le discours n’a pas eu le poids diplomatique qu’il aurait pu avoir.

Bien que le discours présente un argument moral fort en faveur de la solidarité internationale et des réparations, il manque un appel concret à l’action pour que des groupes ou des nations spécifiques se rallient à Haïti. Un appel direct à ces nations pour qu’elles renforcent leur soutien à Haïti, que ce soit par la voie diplomatique, l’aide économique ou le plaidoyer international, aurait renforcé le thème de la solidarité qui traverse le discours. De plus, un appel aux pays africains, en particulier ceux du monde francophone, aurait renforcé le lien d’Haïti avec ses racines africaines et sa lutte historique contre le colonialisme. Ces nations pourraient jouer un rôle crucial dans la défense des intérêts d’Haïti dans les forums internationaux.

 

6. Une occasion manquée de solidarité avec Cuba

Le coordonnateur du CPT a raté une occasion importante d’exprimer sa solidarité avec Cuba et d’appeler à la levée de l’embargo américain. Haïti, en tant que membre de la communauté des Caraïbes, partage une histoire commune de résistance contre les puissances coloniales, et Cuba est l’un de ses plus proches alliés dans cette lutte. Un appel

  • la fin de l’embargo aurait positionné Haïti comme un défenseur de la solidarité régionale et de l’équité dans les relations internationales. Cela aurait également rejoint le thème plus large de « ne laisser personne de côté » en défendant les droits et la dignité du peuple cubain, qui souffre depuis longtemps de cet embargo.

Un tel appel aurait trouvé un écho auprès de nombreux pays du Sud et renforcé le leadership moral d’Haïti sur les questions de justice et de droits de l’homme. Ne pas mentionner Cuba et la lutte en cours contre l’embargo a été une occasion manquée d’aligner Haïti sur un discours anti-impérialiste plus large, affaiblissant encore davantage le message de solidarité internationale.

 

Conclusion

Le discours du coordonnateur du CPT est un appel à la solidarité chargé d’émotion et bien structuré, ancré dans les luttes en cours d’Haïti et sa demande historique de justice. Cependant, l’omission de la relation complexe d’Haïti avec la République dominicaine et de ses contributions historiques à l’indépendance de l’Amérique latine et à la Révolution américaine affaiblit l’impact du discours. Ces éléments manquants auraient pu fournir un récit plus large et plus complet qui positionne Haïti non seulement comme une nation dans le besoin, mais aussi comme une force historiquement importante dans les mouvements de libération mondiaux. En comblant ces omissions dans les prochains discours, Haïti pourrait attirer plus efficacement les publics régionaux et internationaux, en renforçant ses appels aux réparations et à la solidarité mondiale tout en soulignant ses propres contributions historiques à la liberté et à l’indépendance des autres.

Ottawa, le 27 septembre 2024

 

Huguette JEAN-FRANÇOIS

Mathématicienne, M. ès Sciences, M. ed, MGP

Experte en accessibilité numérique

Professeur des Universités

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