Je choisis de voir le côté optimiste de la réflexion. En 220 ans, nous sommes encore très jeunes puisque, si nous considérons des générations de 30 ans, nous ne serions que la septième. Les trois premières générations ont conquis un territoire et vulgarisé le concept de liberté pour tous, tandis que les trois suivantes ont consolidé et exporté ce concept. Notre génération, quant à elle, a dû apprendre à naviguer les contraintes géopolitiques et à interpréter les expressions de l'avidité des peuples contrariés par les conséquences du nouvel ordre que nous avons imposé au monde.
Nous arrivons au terme de plusieurs décennies de cet apprentissage douloureux et devons déterminer la date de fin de cette période d'étude. Il est temps d'accepter que nous avons grandi et bien appris pour enfin nous mettre au travail.
Nos contraintes
Nos seuls amis dans la région sont Cuba et le Venezuela. Malheureusement, leurs quêtes politiques et identitaires diffèrent des nôtres, et les règles de coopération fixées par l'Occident constituent des irritants qui ne favorisent pas le rapprochement de nos peuples. Nos autres voisins des Caraïbes sont davantage préoccupés par la protection de leur espace que par la consolidation des liens pour des échanges gagnant-gagnant. La République voisine, persuadée de contrôler notre alimentation, profite de ce qui reste de notre économie.
Nous n'oublions pas nos grands amis, la France, le Canada et les États-Unis, occupés à recruter nos cerveaux et nos muscles sous prétexte de coopération bienveillante. Malgré tout, nous avons des acquis que nous négligeons d'inventorier.
Nos atouts
En plus de nos 13,5 millions de résidents insulaires, nous comptons 175 000 Haïtiens au Canada, 95 000 en France et dans leurs colonies d'outre-mer, un demi-million en Floride, un quart de million à New York, et un demi-million dans les autres États. Quant à la République voisine, un recensement crédible serait désavantageux pour certains, puisque plus de 45 % de la main-d'œuvre dans la construction, 60 % des travailleurs agricoles, 12 % du personnel de l'hôtellerie et de la restauration sont Haïtiens. De plus, 17 % des soldats de leur armée ont une origine haïtienne, dont 8 % sont créolophones. Il fut un temps où on aurait conclu à une occupation par intégration. Pour prévenir cette interprétation, ils nous ont offert le mot savant de résilience, qui ne suggère que la posture d'adaptation, écartant toute velléité de considérer qu'il s'agit plutôt d'une attitude de résistance.
Entre les mots
Nous empruntons des vocabulaires étrangers comme communistes, capitalistes, socialistes, sociaux-démocrates, démocrates. Pourtant, aucun ne reflète notre réalité et nos rêves. Le lexique médical semble convenir à la métaphore du fait de notre obsession collective à croire qu'il faille un médecin pour nous guérir de nos maux, dont les raisons et origines sont aujourd'hui bien connues. Le protocole de traitement devra être établi après l'analyse des contraintes géopolitiques et socio-économiques, et l'inventaire de l'existant. Toute précipitation risque de favoriser une adaptation des virus, voire leur mutation, entraînant des conséquences plus graves, allant jusqu'à un cancer incurable
_ Réveiller les Atouts de la Nation haïtienne.
Revenons à nos atouts : près de 17 millions d'Haïtiens, dont 23% constituent notre diaspora. La plus grande armée du monde, l'armée américaine, compte aujourd'hui en son sein probablement plus d'Haïtiano-Américains, vétérans et actifs, tous grades confondus, que l'armée d'Haïti n'en aura jamais eu durant toute son existence.
Nous avons des représentants dans toute l'industrie du sport, dans le secteur de la finance, de la technologie, des sciences et de la médecine. Nous ne comptons plus ceux et celles qui, de la politique et de la diplomatie, en ont fait leur spécialité. Toutes les compétences nécessaires pour construire du moderne et du neuf sont disponibles. Cependant, ils n'ont plus ce rêve de bâtisseur et ne se proposent même pas, ou conditionnent leur participation contre la conservation de ce qu'ils auront acquis ailleurs.
L'urgence, croyons-nous, est de trouver ce capitaine qui saura les convaincre de venir prêter main-forte aux compétences insulaires tout en leur garantissant le maintien de leurs acquis à l'extérieur. L'exercice est difficile puisqu'il se heurte aux exigences de leur pays d'adoption. De ce fait, il nous faudra un rêve plus grand, plus séduisant que celui qu'ils croient avoir accompli.
Le docteur J.P. Mathurin et le regroupement qui prône la création du pôle économique du Grand Sud sont en parfaite adéquation avec une obligation de décentralisation, autour de projets porteurs et attractifs. Nos erreurs et nos errances, tout comme celles des autres pays, devraient nous avoir servi de leçon pour que nous fassions mieux, bien mieux qu'eux.
Vous l'aurez deviné, mon plaidoyer est en faveur d'un recensement des compétences de la diaspora pour la mise en place d'une politique d'inclusion et de valorisation. Les chantiers sont nombreux, mais tous prometteurs, si nous prenons la peine de seulement vouloir nous accorder sur le possible. Pour cela, il faudra arrêter de ne nous intéresser qu'à l'Ukraine, la Palestine, et les autres. Il faudra prendre une pause sur nos rêves de minerais enfouis puisque notre histoire comme notre peuple n'ont rien à envier aux plus riches minerais de diamant.
Haïti n'a aucun besoin de mécènes, mais plutôt de partenaires convaincus de la pertinence du projet pour le monde entier, tout comme celui que nous avons mené à bien au bénéfice de tous les peuples de la terre en 1804. La modernisation de l'institution militaire est essentielle pour qu'elle puisse jouer pleinement son rôle.
Si nous laissons aux autres le soin de décider de notre avenir, nous le subirons.
INVENTONS NOTRE AVENIR
Ashley Laraque
8 juillet 2024