Une nuit sur Pétion-Ville

...You prostitutes, flaunting over the trottoirs or obscene in your rooms,

Who am I that I should call you more obscene than myself?...

Vous, prostituées, qui étincelez, magnifiques sur les trottoirs ou obscènes dans vos chambres,

Qui suis-je, pour vous déclarer plus obscènes que moi-même ?...

 

Walt Whitman, (Autumn Rivulets.)

Le tap-tap remonta la rue Gabart cet après-midi sous le ciel paisible, sans l’ombre troublante d’un nuage. À l’horizon donnant à l’ouest, le soleil blafard descendait dans le golfe de Port-au-Prince avec toutes les amertumes de la ville. Les rues animées couvaient à certains coins sous les immondices et les bruits. Certaines, bondées de marchands et de crieurs de produits divers, avaient, comme à l’accoutumée, l’air d’un fourneau humain où exhumaient mille bruits. Bruits d’avertisseur d’auto, grognements rauques de portefaix courbés sous les lourdes charges, cris aigus des marchands déambulant dans les deux sens, c’était l’ambiance et l’atmosphère sous lequel coulait la ville dont les rues s’étaient transformées en un grand marché à ciel ouvert. 

C’est en effet un euphémisme, si on dirait, la majorité des produits étalés parfois à même le sol, qu’ils ne viennent presque tous de la contrebande. Qu’ils arrivent du port ou de la frontière-passoire. En effet, il y a belle lurette que la corruption comme le chanvre s’est installée ici ; longtemps que ce cancer y a pris des gallons, jusqu’à pénétrer dans les mœurs des hommes sans le simulacre même d’être combattu.

 Une fourgonnette grise, connue depuis peu sous la dénomination populaire « pappadap », les décibels à fonds, fonça à vive allure sans crier gare vers le carrefour. Le chauffeur ignore sans doute dans son audace qu’il pouvait y créer un tonneau irréparable. Drôle pays. 

Jurane descendit le tap-tap, cent mètres plus loin. Poursuivant son trajet, la camionnette a disparu dans un écran de poussière, de fumée, sur la route menant vers Pèlerin et le village de Kenscoff. Le soleil, les rayons adoucis aux baies vitrées des grands immeubles, au loin, glissait lentement son œil sanglant dans le golfe bleu de Port-au-Prince. Un sac minuscule sous les bras. Elle poursuivit son chemin, prenant le détour de la place St-Pierre. Cela faisait plusieurs années que Jurane, originaire des bas quartiers de Port-au-Prince, avait établi ses quartiers dans les artères de cette ville. Pétion-Ville, depuis peu, était devenue, à la suite du tremblement de sol dévastateur, la nouvelle capitale économique du pays.

La vue de ces buildings s’élevant vers le ciel laissait, à elle, le sentiment que la vie avait une saveur peu commune, paraissait tout un charme, belle, aguichante à la limite dans la ville. Mais combien cette prétention de vivre y tranchait-elle dans son embellissement pure façade? La beauté immédiate renvoyait la ville à tout son contraire.

Jurane venait de ces quartiers du bas de la ville. Où la vie se gagnait à coups de rafales de fusils automatiques ou d’armes blanches. Ici, les enfants grandissaient vite. Et habitaient mal leurs rêves. Les privations étaient séculaires. Là-bas, la politique hantait toujours le jeu des misérables pour faire, dans leurs âneries, naître tous les bazars du monde.

Elle, du haut de ses vingt ans, a été l’une des récentes victimes de la bêtise et de la barbarie des politiciens. Elle se rappelait encore de cette nuit. Elle était partie trouver, non loin du wharf de la cité, du kérosène pour la vieille lampe de sa mère aveugle. Ti-Lucien « Tête-de-mort », — c’était le surnom, dont il s’était affublé — la guettait au carrefour attenant au vieux port crasseux du bidonville. Tête-de-mort et toute sa bande l’avaient à l’œil comme une proie dont la chasse paraissait plus importante que n’importe quels secrets les mieux gardés de la République. Le truand aurait donné sa vieille mère en gage et sa fille aînée en surplus pour l’avoir dans son lit. Il se disait par ailleurs prêt à pardonner à Ti-Kouto, un chef de gang rival, qui lui disputait les rackets d’alentour et s’était arrogé — comme s’il s’agissait du bétail — le droit assassin de vie ou de mort sur les habitants de cité La-Mort.

Cette nuit-là, ce fut ainsi que l’irréparable se produisit. Jurane, telle une amazone noire, était d’une beauté sauvage dont le raffinement des traits et la poésie du corps auraient retourné sur elle-même une voile pleine à craquer de gens filant vers la Gonâve ou vers quelques îles de l’océan Atlantique-Nord. Elle aurait fait tourner le sang du meilleur apôtre ou du fils prodigue des Évangiles. Les fesses rebondies. Les seins pointant à l’air sous le corsage trop serré si besoin est, c’était un visa direct tout frais compris sur les chemins heureux de l’enfer des sens flottant nus dans ses reins.

Tête-de-mort l’avait à l’œil, et ce depuis des mois entiers, pleins. Passer à l’action et mettre à jour son rapt était une question d’heure ou de minutes filantes. Toutefois la neutralisation des manifestants de l’opposition parut une œuvre gigantesque, trop importante. Des manifestants faisaient courir alors un péril rouge au pouvoir du Président. Il était obligé de mettre une sourdine à son plan, lui et son équipe — des supports indéfectibles pour la sauvegarde du pouvoir, dont ne pourrait pas s’en passer le président. Au risque de faire le jeu de l’opposition, de lui laisser la manche. L’on raconta, dans l’un de ces fameux meetings tenus au Palais — pompeusement nommés conseil ministériel —, le Président affirma un jour, au vu de tous de ses conseillers, tenir son pouvoir et sa gouvernance de ces chefs de bandes, ces gens de sac et de cordes. Tête-de-mort, témoin privilégié de la scène, avait compris, ce jour-là, et mesura l’importance et l’étendue de ses actions, au nom du Président, qu’il avait posées pour le rehaussement de la république. Brûler des pneus, s’en prendre aux contradicteurs de la politique du gouvernement, rosser ou envoyer six pieds sous terre le cireur de bottes qui s’en plaignit de la hausse du coût de la vie en autres, valent la pleine récompense du chef du l’État. Peu s’en fallait pour qu’il eût reçu la Légion d’honneur et l’hommage de la patrie reconnaissante. Le gangster et sa troupe infligèrent une leçon d’apocalypse sauvage aux hommes de l’opposition !

Elle venait d’avoir treize ans, la nuit où Ti-Lucien dans sa violence sauvage lui a arraché ces plaintes et a joui de suite, trois fois sur elle. Il ne voulait pas descendre tant les joints de marijuana lui décuplaient monstrueusement l’appétit. Elle n’avait pas la bouche pour pleurer et raconter l’acte. C’était un opprobre. Mais l’acte était au final étouffé et l’agresseur, en aucune façon, poursuivi. La mère avait fini par l’apprendre, la nouvelle. Avec toute l’amertume et le chagrin d’une femme de courage. Elle a voulu au moins que justice soit rendue, que le ou les coupables soient au final punis.

Deux mois plus tard, la mère aveugle prit le court chemin vers le cimetière de Cité La-Mort, étranglée d’amertume. Jurane, la même soirée, laissa le quartier où elle a vécu son enfance. Et se réfugia chez une amie à Grand Ravine.

Cette nuit dans les rues de Pétion-Ville, ce grand village sur les collines sud de Port-au-Prince, Jurane, le pantalon au ras de ses fesses pétulantes et le bustier cachant mal son nombril où naissent des poils fins tels des barbes-panyòl, renouvelait cette nuit, cette habitude qui, contre ses grés, au bras de laquelle la vie, cruelle, marâtre, l’avait abandonnée depuis. Une bouche, un nourrisson à nourrir. Il y a six ou sept ans, depuis qu’elle avait​ pris sur elle-même cette liberté sauvage. Et c’est ce dur métier d’exister qui l’a conduite à bifurquer par ce tortueux et dur chemin. Comme plein de filles de son âge difficile, de cette génération à l’abandon.

Elle a connu le mépris, la morgue des passants, mauvais coucheurs, mauvais payeurs, policiers et autres, qui se croient avoir un droit plus que tous les hommes. Être adeptes de l’amour tarifé et se croire au surcroît, un droit complet d’exonération. Elle a connu le froid de ces rues de la ville où elle se réfugiait parfois sous des averses interminables sur les terrasses vides des grands stores, avant de rentrer, avant que l’aube ouvre ses bras lumineux sur la ville.

La ville, en fait, avec ses immeubles illuminés la nuit, se paraît d’une beauté sauvage. Digne de ces villes de la Caraïbe. Avec en surplus les immondices au ras des trottoirs. Avec cette fraicheur et la température du ciel qui change du bleu nu au matin et se couronne de nuages gris ficelés au soir. C’était plus chaud et intensément bruyant, le bas de la ville, sur Delmas, une commune amarrée au dos de Port-au-Prince — tel un siamois endormi. La température était plus fraîche, plus on courait vers Pèlerin, Fermathe ou Montagne Noire. Terrible et surprenant, le thermomètre s’abaissait fragilement vers son niveau le plus bas, autant que la ville grimpait allègrement sur les hauteurs.

Elle lui paraissait étrange, mystère la ville au cours de ces nuits lorsqu’elle arpenta les rues en quête d’hommes en chaleur. La ville lui sembla étrange avec tous les noms de ses centres commerciaux en anglais ou dans la langue de l’ancien colon, en panyòl dans une moindre mesure ! À l’école, on le lui a toujours appris et cela n’a jamais changé depuis. Les habitants de l’île, c’était la palissade la plus crue, avaient deux langues officielles. Avec ses « Sale » « House for rent », « Giants », « Sometimes », la ville avait pris cet air occidental à l’air du temps noir des ONG qui peuplent au kilomètre carré près, le territoire d’oubli de ce pays amer. Cela faisait un bail. Et ce qui restait de cette terre n’était qu’une buée de poussière que soulevait le vent quand il s’enrage sur la mer lessivant les récifs et la côte dans un bac d’écume. Cette terre, en principe, n’en avait que le nom. Ce coin de terre mal-aimé était devenu le laboratoire des expériences merdiques du monde. Où l’on expérimente tout. Les vaccins. Les médicaments périmés dont est falsifiée la date d’expiration. Le choléra. Et même la mort. Tout. Une petite tournée dans les marchés et les autobus renseignera à ceux qui en veulent la preuve par quatre que l’État ici avait longtemps baissé pavillon. Peuple cobaye, bonjour les expériences.

Elle essaya de tirer vite les conséquences et les conclusions. Des policiers et soldats des forces d’occupation des United nations l’avaient souvent abordé dans un anglais approximatif auquel il ne parvenait à arracher que quelques mots. Son anglais à elle, elle l’avait attrapé sur le tard, dans la gueule de ces copines du soir. Dans un tube de Rihanna ou les joutes verbales de Lady Gaga. Pas plus. Elle ne manqua pas, l’orpheline, de courir vers la morale de l’histoire. En esquissant les traits au silex. En fait, l’anglais ou le français des affiches de la ville perchée sur les collines de Port-au-Prince ne concernaient point les indigènes de cette terre. D’ailleurs, les prix numérotés en dollars importés dans les échoppes sont là pour marquer toute la différence.

Elle rêva parfois de fuir ce dur métier que l’existence cruelle a mis sur son chemin. Pensant souvent à la nuit du viol. À Tête-de-mort, le chef de gang, qui lui a ravi son enfance, son adolescence avec laquelle elle commença fraîchement à habiter avec des rêves et des mots couvant sous l’innocence de ces jeunes ans. Tête-de-mort lui a ravi tout: et ses rêves de fille pubère et sa mère aveugle qu’elle chérissait et qui représentait tout pour elle malgré l’handicap ; et restait en dépit de tout sa meilleure amie, son plus grand support.

Elle était terrassée et tremblait à l’idée de voir à l’avenir sa fille finir comme elle. L’idée à la voir endurer cette vie qui enfonce dans la fange les meilleurs rêves sous le soleil. Cela éveilla en elle, des idées qui l’auraient portée au suicide au cas où flancha sa morale. Elle en avait une. Une propre à elle. Elle arriva difficilement à habiter ce pays ingrat avec son corps qu’elle jette en pâture tous les soirs sur les étals crasseux de ces marchands qui triment comme elle. Rêver un destin autre dans ce pays qui mange, sacrifie sa jeunesse, ses fleurs, sa force. Un pays dont les méthodes de calculs des dirigeants se résument à l’augmentation exponentielle du taux de ses miséreux. Ce pays, connais pas !

Jurane n’eut point eu le courage de regarder sa fille fleurir comme la jeune plante au bord de ce ruisseau malade qui se prétend d’être un territoire, à défaut d’un pays. Elle croyait fermement que l’avenir était une fleur ici impossible à éclore. S’il y reste encore d’arbres et de fleurs.

Elle a cru comme des milliers d’autres de sa condition que l’avenir ici est mort sans acte de décès. Ici on est mort autant qu’on est vivant, déclara-t-elle. La preuve irréfutable: Gérard Ti Mizik. Gérard en effet, a fait rédiger un acte de décès en son nom personnel afin de pouvoir profiter d’un don fait par une Organisation internationale aux gens de la cité. Par mégarde, dans la liste était noté le nom JeanJean Ti Mizik. JeanJean était son frère. Mais celui-ci a effectué son voyage ad patres depuis plusieurs mois. L’estropié, en effet, a été renversé par un camion-citerne de fort tonnage. Gérard a procuré alors un acte constatant sa mort personnelle et à partir de ce jour-là, il s’est fait passer pour son frère JeanJean, la jambe en surplus.

La suite, on la connait. Il a bien reçu le don de l’organisation pour son défunt frère. Il n’était plus maintenant Gérard, mais, en vertu de l’acte, JeanJean Ti-Mizik. L’énigme à éclaircir c’était: Gérard, le mort, était réellement bien vivant.

Ici, l’avenir s’ouvrait sur une impasse. L’absence remarquée au milieu de la ribambelle de ses copines l’avait renforcé dans ses convictions. Elle raisonna elle-même, qu’«Il était dorénavant impossible dans sa peau d’habiter l’absence ici », «garder la tête au-dessus pour ne pas sombrer avec cette terre dans ses bras». Elle en avait eu la preuve irréfutable, elle la foutait bien dans son crâne. Les destinations pleuvaient comme une énumération infinie: l’Amérique du Sud, Turks and Caicos islands, Bahamas, Dominicanie... Cette terre fut comme ce bateau prenant l’eau de toute part que les rats, pour ne pas sombrer avec lui, prudemment anticipaient la fuite.

La gamine, disait-elle, elle pouvait bien attendre. La laisser à l’une de ses copines ne constituait pas un acte de mort. Elle finirait par l’emmener là-bas quand elle aura fini de voler de ses propres ailes. C’est la vie même de l’oiseau, il ne se risque pas au vol sans avoir l’assurance de la fermeté de ses ailes. En dépit des déceptions qui couvent en ces terres d’outre-mer, la mort, les humiliations et vexations, la vie, l’avenir sont bien meilleurs que ce suicide planifié quelque part de tous ces damnés de la terre. Les responsables, on n’a pas besoin d’accoler une dénomination. Ils ont été tous coupables du dénuement complet des gens qu’ils ont laissé pourrir la vie ici.

Elle descendit le véhicule qui le déposa à un coin de la Place. Sous le bras, son sac. Elle jeta un regard vague, retournant sur ses pas sur la place dont les néons illuminaient faiblement les artères. Une jeune femme promène son enfant. Des marchands de glace agitent des petites cloches. Les sons d’un tube du groupe Klass montent dans l’air. Le soir aux portes. Une sirène policière déchire l’atmosphère à moitié calme de cris stridents et des reflets rouge et bleu des gyrophares. Un jeune homme, la vingtaine bien ancrée. Blue Jeans sur les fesses. Le t-shirt déchiré. Les mains sous la croupe. Menottes aux poignets. Il est botté par les agents avec une rare violence. Le bruit court. Il s’agit de l’un des trois bandits activement recherchés par les autorités policières.

Elle marque trois pas.

Le temps qu’elle a pu enjamber la rue qui sépare la place Saint-Pierre de l’Église, une voiture sortant de nulle part. Les phares inexistants. Le véhicule dans son élan brusque d’une rare violence renversait la jeune femme.

 

James Stanley Jean-Simon

jeansimonjames@gmail.com

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