Haïti/Insécurité

Le calvaire des étudiants haïtiens

Il est 17h 23. Samedi 30 juillet 2022 à la Faculté de droit et des Sciences et Economiques. L’enceinte de la faculté est à moitié vide. Les rares étudiants se trouvant dans l’espace s’abritent dans les coins par peur d’atteindre des balles perdues. Parce que, depuis plus d'une semaine le centre-ville de Port-au-Prince, est devenu le théâtre des scènes intenses de combats entre groupes armés rivaux. Et les balles arrivent à atteindre des gens même chez eux.

Dave, étudiant dans la vingtaine, vit dans l’enceinte de la Faculté depuis décembre 2021. Le 2 juin 2021, 24h après le début du conflit, il rentrait chez lui  à Martissant 23. L’étudiant en sciences juridiques ne le savait pas encore, ce conflit va lui priver de plusieurs mois de cours et des pertes importantes.

 

« Dès que je rentrais chez moi le mercredi 2 juin 2021, j'ai su que la situation était différente auparavant», dit Dave. Les personnes quittaient leurs maisons sans même eu le temps de prendre leurs affaires. On était dans une ambiance de guerre. Pendant deux mois, je vivais dans une sorte de prison à ciel ouvert. Je ne pouvais pas me déplacer et entre-temps, j'ai un cousin qui a été assassiné. En décembre, des amis m'ont conseillé de m'installer à la faculté et j'ai accepté », avoue Dave.

A Bel-Air, quartier souvent réputé rouge en raison des conflits armés permanents, un autre conflit éclate en août 2020.  Depuis cette date une guerre fait rage au bas Delmas et s'étend dans les quartiers Delmas 2, 4, 6, 16, 18, Sans-Fil, entre autres. Le chef de gang du regroupement «G9 an Fanmi e Alye», Jimmy Cherizier alias «Babekyou» serait à l’origine d’un tel chaos selon le témoignage de plusieurs résidents de Bel-Air.

 

C'est en avril 2021 que ce conflit entre le groupe armé G9 et celui de la Ruelle Mayard a pris une autre tournure. Selon le bilan du Réseau national de Défense des Droits Humains (RNDDH), le nombre  de victimes lors de l'assaut perpétré par le gang «G9 en Famille et Allié». D'après un décompte final, pas moins de 13 morts et 22 maisons incendiées. C'est la troisième attaque, en deux ans, au Bel'Air, ce qui en fait un des quartiers les plus dangereux de la capitale.

Mackenson est étudiant à l’Institut National de Gestion et des Hautes-Etudes internationales (INAGHEI). Originaire de Gros-Morne, il habitait non loin de Bel-Air. Pendant les périodes de turbulences, ses parents et des amis lui ont conseillé d’abandonner ses études et revenir dans sa ville natale. Pas question pour l'étudiant en Administration, qui veut à tout prix terminer ses études. C'est en ce sens qu'il a choisi de laisser sa maison et s'installer à la faculté de droit à Port-au-Prince. « C'est un choix économique et sécuritaire surtout, nous dit-il. « En restant à la faculté, j'évite la situation d'insécurité à Bel-Air et l’aller-retour qui coûte cher par rapport à mes moyens. À la faculté souvent on collabore pour trouver de  la nourriture et d'autres besoins. Ce n’est pas grand, mais ça aide ».

Depuis environ trois ans, les gangs terrorisent Haïti. Selon des rapports, ces groupes, équipés jusqu’aux dents, contrôlent environ 30 % du territoire. Ils ont mené plus de treize massacres et attaques armées, notamment dans des quartiers opposés au pouvoir en place, selon le RNDDH.

Depuis le conflit intergang qui a éclaté dans la zone Martissant, plus de 150 mille citoyens ont pris la fuite, selon le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA). 19 000 réfugiés en tout se répertorient dans la région métropolitaine. Des milliers d’entre eux trouvent repos dans des refuges de fortune, sous-équipés et faiblement approvisionnés.

Le 24 avril 2022, un autre conflit intergang éclate en Haïti. Cette fois-ci,  dans la plaine du Cul-de-sac. Santo, Marin, Shada, Croix-des-Mission, Butte Boyer, Bon Repos,  sont  des localités touchées  pendant plusieurs jours par cette guerre de gangs rivaux. Dans ce conflit, les membres du gang 400 Mawozo tentent de reprendre la main sur ces localités, contrôlées depuis 2018 par un autre gang dirigé par un homme qui se fait appeler Chien méchant.

Au milieu du conflit, des membres de la population civile tentent désespérément de trouver d'autres issues. C'est le cas d'Yvenie, étudiante en troisième année à la Faculté des Sciences humaines qui a dû fuir sa maison à La Plaine du Cul-de-sac pour sa survie et sauver la session de la deuxième année académique.

« J'ai laissé ma maison clandestinement avec mon sac, sans habits. Pendant deux semaines j'ai alterné mes nuits entre la faculté médecine et la maternité de  l'Hôpital de l'université d'État d'Haïti. C'était vraiment dur, mais c'était impératif de terminer la session et d'avancer, malgré les conseils me disant d'abandonner », avoue Yvenie.

Homicides, kidnappings, l’université dans l’œil du cyclone

De la guerre des gangs à Matissant et des différentes zones de la capitale les cas d’homicides et d'enlèvements ont considérablement augmenté.

En juin 2022, dans son rapport présenté au Conseil de sécurité, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres a indiqué 540 enlèvements perpétrés entre le 1er janvier et le 31 mai 2022, en Haïti. «  L’escalade de la violence des bandes organisées, notamment les enlèvements et les meurtres violents dans l’agglomération de Port-au-Prince ont continué, entretenant un profond sentiment d’inquiétude parmi la population. Les enlèvements et les homicides volontaires ne sont pas tous signalés, mais la Police nationale d’Haïti a tout de même enregistré 540 cas d'enlèvements entre le 1er janvier et le 31 mai 2022 (soit une augmentation de 36,4 %), contre 396 au cours des cinq derniers mois de 2021[…] », lit-on dans le rapport.

En plus des conflits armés dans les différents quartiers de Port-au-Prince, des cas de meurtres et de kidnapping ont rongé l’Université ces derniers mois. Le 23 avril 2022, Osny Zidor (27 ans) étudiante en cinquième année à la faculté Médecine et Pharmacie a été tuée à Bois Verna d’une balle à la tête alors qu’elle se trouvait dans un minibus.

Parallèlement aux  homicides, de nombreux cas de kidnapping sont à signaler. En septembre 2021, Jhony Jean, étudiant en sociologie a été kidnappé. Quelques mois après, Fabiola Payen une étudiante en science infirmière. Youri Derival, étudiant en psychologie à la faculté des sciences humaines, a été  kidnappé le 27 avril 2021, Sébastien Saintvil, étudiant à l’UNIQ en septembre de la même.  Il y a aussi des professeurs parmi ces cas de kidnapping. Le professeur Gérard Dorcély ancien doyen à l'INAGHEI, et les professeurs Jean-Raoul Momplaisir et Roberte Bien-Aîmé, enlevés en décembre 2021 pour ne citer qu'eux.

Les étudiants dans l'attente

En avril 2022, le protocole d’accord qui a été signé entre le rectorat de l’Université d’État d’Haïti et le Fonds national de l’Éducation laisse entrevoir une lueur d'espoir pour ces étudiants. Selon un communiqué conjoint publié en la circonstance par les deux parties, le FNE a alloué à l’UEH un montant de 30 millions de gourdes à la signature du protocole.

Le recteur de l'Université d'État d'Haïti, Fritz Deshommes a précisé que cet accord contribuera surtout à « [...] la participation à des projets de réhabilitation d’infrastructures universitaires ; l’appui à l’UEH dans la mise en œuvre de son plan d’action, de ses projets de construction et d’amélioration de ses infrastructures, notamment la construction d’une résidence et d’une cafétéria pour les étudiants ».

Cinq mois après cet accord, les résultats peinent à se matérialiser. Les étudiants en manque d'alternative dorment toujours dans les enceintes des facultés. Entre-temps, les conflits inter gang continuent dans les différentes zones de la région métropolitaine de Port-au-Prince. Dans cette situation, ces étudiants sont en attente d'un changement de situation.  « Nous sommes des héros. Malgré le contexte difficile,  on a choisi de vivre dans un endroit qui n'est pas approprié pour vivre, mais on s'adapte.  Beaucoup d'entre nous avaient le choix entre abandonner l'étude ou venir vivre dans la faculté, mais nous avons préféré le second. Espérons que ça vaut le coup », conclut Dave.

 

Kervens Merisema

 

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES