Lors des funérailles d’Arnold Hérard, célébrées le samedi 31 août dernier, l’un des orateurs, Monsieur Grégory Paulémon, dans son éloge funèbre, a évoqué les souvenirs de l’amitié fraternelle qui unissait Arnold à son père, Pierre Celin Paulémon. Ce dernier, homme d’affaires et tsar des produits pharmaceutiques en Haïti, est également le concepteur et le bâtisseur d’un ensemble résidentiel privé, situé au fond de Delmas 33, connu sous le nom de Village Uldeca.
À son retour d’exil en 1986, Arnold Hérard, juriste de son état, se retrouva au cœur d’un imbroglio juridique qui menaçait les propriétés foncières de la famille Paulémon. Ce fut l’occasion pour lui de faire la connaissance de la « mafia de la terre », ces spoliateurs de tout poil comptant parmi leurs rangs des maires, des ministres, des directeurs généraux, des avocats et des juges. Une bataille complexe et dangereuse qu’Arnold et Grégory ont menée ensemble avec courage et détermination.
Nommé chef de cabinet du ministre de l’Intérieur et des Collectivités territoriales, Jean Joseph Molière, sous le gouvernement de René Préval en 1996, Arnold allait peu à peu découvrir les facettes les plus sordides de la politique et ressentir, jour après jour, son rêve de justice et d’équité se défaire comme une étoffe jadis resplendissante, désormais rongée par le doute et l’amertume. L’idéal qui animait sa lutte lors de la grande bataille de 1946 s'est effondré sous le poids des dures réalités des années 1990. L’activiste qu’il était se retrouve engagé dans un combat bien différent de celui qu’il avait mené contre la dictature de Duvalier et qui l’a confronté à un vide qu’il n’avait jamais envisagé. Chaque fibre de son être est désormais imprégnée du goût amer du désenchantement.
« Parfois nous pleurons nos illusions avec la même tristesse que nous pleurons nos morts ! »
Arnold répétait souvent, comme François Mauriac, que « les souvenirs des autres sont une forme de résurrection de nous-mêmes. » Les souvenirs de ses luttes militantes avec les quarante-sixards comme Ernst Pedro Casséus, Rodrigue Casimir, Jean Dessé, Ulysse Pierre-Louis, Gérard Gourgue, Déjean Bélizaire et bien d'autres, semblaient le transporter dans un état d'onirisme, où l'esprit s'égare dans un nirvana de pensées agréables. Ces souvenirs deviennent alors une source essentielle de réconfort, lui permettant de survivre aux épreuves de la brutale réalité de ces nouvelles générations pourries jusqu’aux os.
Arnold évoquait souvent les années 1950, lorsque toute une jeunesse prenait plaisir à rendre visite au leader populaire Pierre Eustache Daniel Fignolé, qui analysait avec intelligence, rigueur et éloquence les tares de cette société haïtienne déchirée par les luttes de classes antagoniques. Ces jeunes se retrouvaient parmi les premiers à rejoindre les rangs du Mouvement Ouvrier Paysan, le MOP, ce parti d’avant-garde que Fignolé avait créé pour porter bien haut l’étendard de la lutte des masses populaires contre « l’exploitation de l’homme par l’homme », contre le terrorisme économique des classes dominantes.
Le lundi 9 septembre 2013, jour des funérailles de son ami et compagnon de combat, l’ancien député Ernst Pedro Casséus, ancien vice-président de l’Assemblée nationale de la 45e Législature, avait tenu mordicus à inclure cette phrase dans son oraison funèbre (qu’il n’a pas pu lire tant il était secoué d’intenses sanglots devant la dépouille mortelle de son camarade du MOP) : Parfois nous pleurons nos illusions avec la même tristesse que nous pleurons nos morts !
Lorsque les illusions se brisent, nous ressentons une profonde tristesse, comparable à celle que l'on éprouve en perdant un être cher. L'idée est que certaines désillusions ou pertes symboliques peuvent être aussi douloureuses que la mort réelle de quelqu'un, car elles impliquent la fin d’un idéal que l'on chérissait ou en quoi l'on croyait profondément. Cette phrase dit tout de cet homme, de ce nationaliste, qui a passé ses derniers jours à ruminer la douleur de voir sa patrie continuée à être humiliée par les bottes militaires étrangères. L’image de ces blindés blancs des Nations unies sillonnant les rues de la capitale n’étaient pas, pour lui, belle à voir. Il en avait le cœur meurtri.
En guise de dernier regard rétrospectif, il est à noter qu'Arnold Hérard fut le rédacteur attitré du leader et président éphémère, Daniel Fignolé, dont il a servi les ambitions durant les dix-neuf jours de son mandat. Véritable architecte de ses discours, il était le gardien vigilant de chaque mot prononcé par le leader du MOP dans la langue de Molière, aucun discours n’échappant à sa plume. Bien que l'idée d'une transmission héréditaire des talents puisse sembler simpliste, il est incontestable que l'art de l'écriture a trouvé un terreau fertile de manière remarquable à travers les générations, d'Arnold à Jean-Robert Hérard et Roody Edmé, jusqu'à notre frère Carl Hérard (†), dont la maîtrise du stylo était tout aussi impressionnante.
En ces temps de deuil, il n'est guère opportun de raviver le vieux débat opposant culture et nature. Penchons-nous plutôt sur l'énigme de ce Juste, qui a su naviguer à travers les ténèbres enveloppant ce pays, où tous les signes montrent que la lumière tarde encore à poindre. Beaucoup d'entre nous quitteront ce monde sans avoir vu le changement tant espéré. Hélas !
Arnold Hérard allait avoir 99 ans à la fin de ce mois. Bien qu’aveugle et sourd dans les derniers moments, il avait l’esprit clair. Lucide. Quelle résilience chez cet homme de principes !
Adieu, vieux frère !
Huguette Hérard
Bonn, Allemagne
4 septembre 2024