Georges Eddy Lucien: «Les gangs en Haïti, un mode de gestion territoriale pour asphyxier les mouvements sociaux»

Les massacres, l’assassinat et le kidnapping sont des stratégies politiques par lesquelles ceux et celles qui tiennent le pouvoir politique et économique visent à étouffer tous les mouvements sociaux, soutient l’enseignant-chercheur Georges Eddy Lucien, contrairement à des gens qui, avant tout, lient principalement le kidnapping aux activités économiques des gangs.

Tuerie, fusillade, massacre, kidnapping… Tel est le calvaire quotidien de la population haïtienne. Devenu une industrie très florissante en Haïti, le kidnapping a augmenté de 200% au cours de l'année 2021 par rapport à l’année 2020, a révélé le secrétaire général de l'Organisation des Nations unies (ONU), Antonio Guterres, dans son dernier rapport en date du 11 février 2021 devant ledit Conseil. 

Si, pour certains, les actes de kidnapping par lesquels les gangs appauvrissent des citoyens sont considérés comme une activité économique, pour le professeur Georges Eddy Lucien, c’est tout le contraire. « Il ne faut pas considérer les modes d’opération des gangs, dont le kidnapping, comme une activité purement économique par laquelle ils s’enrichissent », a déclaré Georges Eddy Lucien, géographe et docteur en histoire.

Selon ses propos, les actes de kidnapping et les massacres perpétrés par des groupes de gangs sur la région métropolitaine de Port-au-Prince sont des stratégies de gestion territoriale visant à contrer les mouvements sociaux. « Ces actes criminels contre la population ont eu lieu au cours des périodes bien spécifiques: au moment de grandes mobilisations populaires pour renverser l’ancien président Jovenel Moïse », a-t-il retracé, avant d’énumérer: « En 2018, des milliers de gens venant des quartiers populaires ont secoué le régime en place qui a tenté d’augmenter les prix des produits pétroliers. Aussi le mouvement PetroCaribe et le peyi lòk ont-ils fait peur aux oligarques nationaux et au Core Group. »

Pour montrer le lien qui existe entre le banditisme et les mouvements sociaux, Georges Eddy Lucien remonte à un ensemble de crimes odieux commis par les gangs: le massacre de la Saline, le 13 novembre 2018 (quelques jours après la participation des habitants de ce quartier à une grande manifestation, le 17 octobre, contre Jovenel Moïse), qui a fait au moins 71 morts et 400 maisons détruites ; à  Bel-Air, les 31 mars et 1er avril 2021, plusieurs personnes ont été tuées et une vingtaine de maisons incendiées…

«L’Armée, qui pouvait réaliser des coups d’État et/ou terroriser la population, n’existe plus ; la Police nationale d’Haïti (PNH), de son côté, est incapable. Donc ils n’ont que les groupes de gangs afin de pacifier les quartiers populaires, c’est-à-dire empêcher toute mobilisation contre le pouvoir en place», a-t-il analysé lors d’un entretien téléphonique au National.

Suivant cette analyse, il y a lieu de souligner que plusieurs guerres ont coûté la vie à des dizaines de citoyens au cours de l’année 2021. Parmi celles-ci, au moins quatre d’entre elles ont eu lieu à Port-au-Prince selon un document publié, le 29 décembre 2021, par le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), dont Le National a eu une copie. « Au cours de l’année 2021, au moins quatre guerres ont éclaté dans les quartiers défavorisés: à Delmas 32, 20 personnes ont été tuées dans ces circonstances, dont une femme ; à Cité-Soleil, 44 personnes ont été tuées, dont 11 femmes ; à Bel-Air, 45 personnes ont été tuées, dont cinq femmes. Parmi ces dernières se retrouvait une vieille femme de 86 ans », lit-on.

Selon ce même document, de janvier à décembre 2021, au moins 893 personnes ont été assassinées parmi elles, 53 policiers, dont trois inspecteurs de police et cinq inspecteurs divisionnaires. « 635 parmi ces personnes ont été assassinées dans le département de l’Ouest, notamment à Port-au-Prince, Cité-Soleil, Cité Militaire, Carrefour, Delmas, Tabarre, Pétion-Ville, Route de Frères, Croix-des-Bouquets... », a précisé le RNDDH.

Comment résoudre le problème de l’insécurité qui, depuis des années, bat son plein dans les zones métropolitaines de Port-au-Prince? À cette question, Georges Eddy Lucien répond: «Il faut transformer les armes de tous les gangs en de simples bâtons, c’est-à-dire les empêcher de s’alimenter en munitions et avec d’autres armes de grands calibres. Pour ce faire, il faut avoir des dirigeants compétents et progressistes à la tête du pays et qui pourront contrôler rigoureusement tous les ports et toutes les zones frontalières.»

Encore plaide-t-il pour une gestion territoriale équilibrée. « Il est anormal que tous les services et toutes les grandes entreprises du pays se concentrent à Port-au-Prince. Il faut retourner sous forme de services les taxes des citoyens partout où ils vivent dans le pays. Mais cela ne veut pas dire que la déconcentration et la décentralisation des services vont résoudre le problème de la migration interne ou empêcher les gens de venir à Port-au-Prince, car, même dans les grandes puissances, les capitales ont une politique d’attractivité », a fait savoir Georges Eddy Lucien.

Quant à la répression policière contre les ouvriers qui réclament 1500 gourdes comme salaire minimum, le professeur Georges Eddy Lucien a expliqué: « Les brutalités policières s’inscrivent dans ce même objectif: contrôler tous les mouvements sociaux contre le pouvoir en place. La PNH est là pour défendre l’investissement du capital étranger, dont les usines qui représentent les intérêts des États-Unis. »

Wilner Jean

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