Un voyage à travers l’Europe noire

Le journaliste afro-britannique Johny Pitts a écrit l’an dernier un ouvrage intitulé « Afropean : Notes from Black Europe » (1), qui vient d’être traduit en allemand. C’est le résultat d’un voyage de cinq mois à travers le continent pour explorer la vie et les communautés des Européens noirs. Ses motivations ?

« Et d'où venez-vous ? » Beaucoup d'Européens noirs connaissent cette question, car dans l'esprit de certains, il y a encore une con-tradiction entre le fait d'être noir et celui d'être européen. Mais il existe une culture afro-européenne bien vivante. C’est ce que Johny Pitts montre dans son livre. C’est ce qui explique aussi la création du mot « afropéen », qui sied bien à la situation actuelle de beaucoup d’Afro-descendants européens.

Dans une interview accordée au quotidien britannique « The Guar-dian » le 26 mai 2019 à la sortie de son ouvrage, Johny Pitts expli-que que le terme « d’afropéen » a été inventé par le musicien américano-britannique David Byrne et Marie Daulne, une musi-cienne belgo-congolaise, leader et principale auteure des titres du répertoire Zap Mama. « Lorsque Byrne était en tournée en Europe avec Talking Heads au début des années 90, explique-t-il, il parlait de voir un nouveau continent émerger dans lequel une « colonisa-tion inversée » aurait lieu [avec des communautés noires exerçant une forte influence sur la culture européenne] ». Il ajoute qu’en grandissant dans une propriété municipale de Sheffield, il a eu l'-impression d'avoir le choix entre deux identités : une identité fière de la classe ouvrière de Sheffield, ou une sorte d'identité noire ghettoïsée. C'était l'un ou l'autre, il ne pouvait pas être les deux. « Afropean » suggérait qu’il pouvait « être entier et sans trait d'un-ion ». C’est-à-dire qu’il pouvait « incorporer toutes ces différentes choses dans son identité, et d'une certaine manière les transcend-er ».

Pour Marie Daulne, «parler d’Afropéens, c’est dire que nous sommes là », a déclaré une fois cette artiste. Il y a 28 ans, elle avait lancé l’idée d’une identité afropéenne. Une nouvelle génération d’Afroeuropéens s’empare aujourd’hui de ce terme pour signifier qu’être noir en Europe à qui veut l’entendre ne signifie pas forcé-ment être un(e) immigré(e).

Le livre de Pitts est le résultat d’un voyage à travers plusieurs pays européens, à la recherche de la vie quotidienne de ces Européens noirs. Un périple qu’il souhaitait faire depuis longtemps. La raison à la base de ce projet remonte à la période de l’avant-Brexit. Il a commencé à remarquer un racisme croissant de la part de certains de ses amis blancs de la classe ouvrière et une colère grandissante de la part de ses copains noirs. Une colère générale de tous les côtés. « Je l'ai remarqué dès 2007-2008, lorsqu'il est devenu évident que le rêve du New Labour avait échoué. Lorsque Tony Blair est arrivé au pouvoir, la Grande-Bretagne s'est sentie moderne et multiculturelle, elle semblait avoir accepté son histoire coloniale ». Mais l’auteur y a vu du « cynisme », car rien de tout cela n’a été vraiment réalisé. Il a le sentiment que ce livre « émerge des décombres du New Labour de bien des façons ».

À travers ses lunettes afro-européennes, il a découvert que l'expérience des Noirs ne peut pas être réduite à une « chose bien précise ». Il y a de la diversité et pas toujours l’unité. « En voya-geant, j'ai rencontré des Tunisiens qui avaient un réel problème avec les Somaliens en Suède, ou des Martiniquais qui regardaient de haut les Sénégalais en France ». Pitts dit avoir beau essayé de comprendre cette façon de faire, sans vraiment y arriver. Mais il a en même temps vu de nombreuses occasions pour les communautés noires de se réunir et dans de nombreux cas, elles l'ont même fait. Il a aussi découvert « un continent plein d'opportunités, de points communs, de solidarités possibles. Mais ce qui finalement m'a donné de la force, c'est de savoir qu’il existe en Europe beaucoup de gens comme moi ».

Quand on lui a demandé l'endroit où il s’est senti le plus chez lui, Pitts a répondu spontanément : « sans aucun doute Marseille ». Cette ville a certes mauvaise réputation, mais elle s’est révélée pour lui un « endroit incroyable ». « Je viens du Firth Park à Sheffield, qui est très multiculturel et ouvrier, et j'ai commencé à appeler Marseille ’’Firth Park on Sea’’ en plaisantant ». Il affirme que c'est l'un des rares endroits en Europe où il a constaté que la com-munauté noire n'était pas bannie de la vie civique générale. L’auteur compte même s'y installer. « Je me suis senti chez moi à Marseille comme je ne l'ai jamais été au Royaume-Uni ».

Ce voyage, il l’a financé lui même. Il n’avait pas de contrat avec un éditeur. Il pense que c’est mieux ainsi, car ça lui accorde plus de liberté en ce qui a trait au ton du livre. « La plupart du temps, lorsqu'un Noir écrit un livre sur les problèmes des Noirs, les édi-teurs veulent quelque chose de polémique. Alors que moi, je voulais juste voyager et vivre des expériences quotidiennes. Une grande partie des photographies du livre montrent des gens qui font la navette ». Il ne voulait pas de protestations, de carnavals. Juste capter la quotidienneté de l'expérience noire.

Le racisme et la pauvreté font partie de la vie quotidienne de nom-breux Européens noirs. Il ne fait pas de doute. Mais le reportage présente le « portrait contemporain d'une partie du monde en quête de son identité post-coloniale », juge un confrère. Pendant ces rencontres, Pitts a découvert à quel point les Noirs européens ont façonné et continuent de façonner les sociétés et la culture de ce continent.

D’autres projets d’écriture sont en vue. Un des livres que Johny Pitts a envie d'écrire porte sur « l'échec du futur ». L'idée de Francis Fukuyama sur la fin de l'histoire lui semble maintenant « anachronique de manière hilarante ». Pour le jeune auteur, ce n'était pas la fin de l'histoire, mais définitivement celle d'un concept d’avenir. « Il est très difficile de regarder en avant maintenant et d'imaginer ce que l'avenir nous réserve. J'aimerais donc explorer les visions passées de l'avenir et voir ce que les ruines de ces visions pourraient suggérer pour faire avancer les choses. J'ai une fille de quatre ans maintenant, et je dois croire qu'il y a un avenir pour elle ».

Huguette Hérard

N.D.L.R.
(1) Né à Sheffield d'un père afro-américain et d'une mère anglaise blanche, Johny Pitts est journaliste musical et musicien. Il a été aussi présentateur à la télévision et photographe et fondateur du journal en ligne « Afropean.com ». Son ouvrage « Afropean : Notes from Black Europe » a paru en 2019.
(2) Modifiée le 28 mai 2019, l’interview a été conduite par le journa-liste Killian Fox.
 

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