Trois décennies plus tard

Faut-il le rappeler ?

 

Peu de générations, comme celle qui avait moins de vingt-cinq ans en 1986, auront affronté le tragique d’une destinée  aussi mystérieuse que déroutante. À cheval sur deux siècles, la constance de l’échec a pris racine dans la pratique politique au point de créer autant de dirigeants que de monstres impitoyables.

 

Le 28 novembre 1985, ils ont menti à leurs parents, qui pouvaient accepter tout et n’importe quoi sauf d’être taxés de « kamoken », pour surmonter leurs peurs et affronter, aux Gonaïves, la dictature et son pouvoir démesuré.  Élèves des écoles publiques jusqu’à ceux des très réservées institutions congréganistes ont connu l’accident de la fraternité quand la lutte devient la seule option possible.

 

La journée du 28 novembre était de cendres. Trois morts et la promesse (tenue) de faire capoter la dictature. Beaucoup ont parlé trop vite en adhérant au slogan « Plus jamais ».

 

Ils rêvaient tous de l’avènement d’un régime démocratique qui aurait permis à tous les jeunes particulièrement de grandir avec la garantie de participer au débat et au pouvoir publics.  Et,  la maison des Duvalier a fini par capituler. Les militaires ont occupé la rue et le Palais national. Les résistants historiques sont rentrés, plein d’âge et de raison, à la maison. L’activité politique s’est rapprochée de la gestion d’une boutique.

 

Il est vrai que les jeunes de l’époque portaient de revendications sensées tout en ayant conscience de l’ampleur de l’échec de leurs ainés. Ils voulaient cheminer juste et construire une société de droit selon la meilleure formule qui soit. Pour ce, le petit peuple souverain espérait transférer sa légitimité à des représentants  qu’il allait choisir par la voie d’élections libres, honnêtes et démocratiques.

 

Le 29 novembre 1987, le pouvoir des militaires, qu’on présentait pour absolument de transition et neutre, a eu raison des derniers crédules qui croyaient encore possible l’instauration sans accroc de la démocratie participative.  Les militaires et l’oligarchie de l’ordre ancien ne se sont pas contentés d’annuler les élections, ils les ont noyées dans le sang. La ruelle Vaillant, à Port-au-Prince est devenu le cimetière des espoirs, chétifs certes, portés par un peuple qui croyait qu’il était libre parce qu’il pouvait élire ses représentants.

 

L’histoire a commencé, pour cette génération, depuis un peu plus de trois décennies. Elle a enfanté la rotation de centaines de membres d’un personnel politique élu, de facto, illégitime, peu importe. Ce personnel politique a construit, pierre après pierre, et entretenu, avec passion, un système qui a consacré le triomphe de l’absurde.

 

34 ans plus tard, on aura compris que la politique cynique et ses monstres ont transformé le pays en un champ de ruines. Ironie du sort, même ceux en charge de la gestion du pouvoir se complaisent dans le révisionnisme pour expliquer que les malheurs d’Haïti ont commencé à partir du 28 novembre 1985, date de l’acte décisif pour mettre fin à la dictature des Duvalier.

 

De la démocratie, l’oligarchie politique a retenu les élections. Quitte à les réaliser dans des ambiances proches du théâtre de boulevard.  Sauf que pour être élu en Haïti, il faut investir de l’argent, beaucoup d’argent. Le minimum, par conséquent est de récupérer la mise et d’engranger des bénéfices, au passage.

 

Le moins qu’on puisse admettre est que la situation actuelle est très incertaine. Au-delà de la corruption systémique, mille fois dénoncée, dix mille fois réinventée, l’idée de la mort violente et stupide n’a jamais été aussi virale.

 

Le citoyen d’aujourd’hui, jeune qui a monté les barricades en 1985, est un individu, même s’il est au pouvoir, désabusé et désengagé.

 

Leur seul espoir réside dans la survivance et l’émergence de quelques mouvements qui fonctionnent avec de nouvelles idées et de nouvelles stratégies dans la lutte.

 

La fin de la dictature n’a pas été réclamée pour inaugurer le temps de la barbarie.

 

Jean-Euphèle Milcé

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