Économie sociale et solidaire: une réponse à la crise haïtienne

Mise en contexte

La société haïtienne, depuis la fondation de la nation jusqu’à l’heure actuelle, est traversée par des périodes de crise, les unes plus douloureuses que les autres. Après la chute du régime dictatorial des années 1960-1980, une nouvelle ère s’annonçait, malheureusement, les élites du pays n’étaient pas à la hauteur pour saisir les opportunités de l’époque. Alors que cette période, à savoir l’ère post-Duvalier, était coïncidée a un ensemble d’ouverture qu’offrait le monde d’aujourd’hui : celle occasionnée par les mouvements pour le « désencastrement » de l’économie et celle créée par les avantages de la révolution technologique.

Malheureusement les dirigeants haïtiens, au lieu de se positionner face au mouvement du monde actuel pour mener le pays sur la route du progrès en développant des pôles de développement économique dans le but de trouver des moyens pour répondre aux besoins de la population, ont reproduit une société dichotomique avec une minorité de privilégiées qui détient la richesse du pays au détriment de la grande masse. Ce cercle vicieux qui exclut la majeure partie de la population est la base de tous les maux que connait Haïti.

Pour faire face à cette crise qui n’en finit pas, le pays doit entamer un processus de rupture aux mauvaises pratiques de gouvernance, pour faciliter à tous les acteurs de la vie nationale à jouer leur rôle dans le seul but d’améliorer les conditions de vie des gens. Dans cet ordre d’idée, l’économie sociale et solidaire comme action de la société civile à travers une solidarité agissante, constructive et structurée afin de produire des biens et services pour le bien-être des personnes, peut être une réponse parmi tant d’autres à la crise haïtienne.

Pour justifier cette affirmation, notre réflexion sera structurée de la manière suivante : dans un premier temps, nous allons dire ce qu’est l’économie sociale et solidaire (ESS) tout en relatant ce qu’elle n’a pas la prétention d’être. Dans un deuxième moment, faire ressortir comment doit-on valoriser l’ESS en Haïti. Dans un troisième moment, donner deux (2) exemples réussis d’Organisations de l’Économie sociale et solidaire (OESS) en Haïti et pour finir, montrer comment l’innovation est en plein cœur de l’ESS.

 

  1. Deux approches de définitions de l’ESS

Il existe deux grandes approches pour définir l’ESS : approche selon les statuts juridiques des entreprises de l’économie sociale et solidaire et celle selon les principes et valeurs.

    1. ESS selon les statuts juridiques des entreprises

L’ESS est ici l’ensemble des entreprises sans but lucratif qui sont les Coopératives, les Mutuelles, les Associations gestionnaires, les Fondations (Defourny, 2017). En ce qui concerne les fondations, il faut considérer celles ayant uniquement une vocation d’utilité sociale sans prendre en compte les fondations des patrimoines familiaux et celles des entreprises privées lucratives qui utilisent leurs fondations pour soigner leur image et pour détourner l’attention du public de leurs mauvaises pratiques.

    1. ESS selon les principes fondamentaux

Selon cette approche, l’ESS est définie selon des valeurs ou principes caractérisant toutes les organisations se trouvant dans cette sphère économique. Ces principes sont les suivants :

  • Ce sont des entreprises sans but lucratif et la finalité des biens et des services créés sont  destinés au bien-être des personnes ;
  • L’autonomie de  gestion ;
  •  Les processus de prise de décision et d’action sont démocratiques ;
  • Primauté de la personne sur le capital.

Toutefois, malgré la diversité qui existe dans l’économie sociale et solidaire, les OESS ont comme caractéristiques communes à côté des valeurs et principes, l’association  des personnes qui ont mis en commun leurs ressources, leurs capacités autour d’un projet en vue de donner une réponse à un besoin social (Eme et Laville, 1999).

  1. Ce qu’ESS n’est pas

L’économie sociale et solidaire (ESS) trouve son argument dans la faiblesse de l’État à répondre aux besoins des populations et face à l’exclusion créée par le marché. Elle est un mécanisme créé pour aider les gens à faire face à l’incapacité de l’État et aux conséquences néfastes de l’économie marchande. Ainsi donc, l’ESS se positionne dans l’ensemble constitué le socle de l’économie plurielle où chaque secteur du système économique évolue selon leur identité propre.

Sur ce, l’ESS n’est ni le brancardier ni l’instrument des politiques publics mis en place par  l’appareil de l’état. Tout comme, l’ESS n’est ni une pratique stratégique de l’économie libérale ni un modèle de capitalisme à visage humain selon le dire de certains ; tout comme, l’ESS n’a pas non plus la prétention de remplacer l’économie redistributive et celle marchande.

  1. Pour la valorisation de l’ESS en Haïti

Comme souligné au début de cette réflexion, Haïti doit faciliter à tous les acteurs de la vie nationale à jouer leur rôle dans le but d’améliorer les conditions de vie de la population sans exclusion aucune. En ce sens, les initiatives citoyennes doivent être valorisées tant sur le plan structurel en se référant aux valeurs fondamentales de la société haïtienne, tant sur le plan légal pour pouvoir garantir et rendre effectif les actions citoyennes. Pour ce faire, il nous faut deux actions essentielles à ce processus de valorisation : un mouvement de reconsolidation et de restructuration des générations d’organisations de l’ESS d’Haïti et l’intervention publique.

 

3.1. Reconsolidation et restructuration  des OESS d’Haïti

La société haïtienne avait de nombreuses pratiques d’organisations économiques ayant pour fondement les valeurs et principes de l’ESS. C’est ce que Jean Rénold Elie appelle » les générations d’organisations de l’ESS en Haïti (Elie, 2015). Ces organisations ont été des modes opératoires de la paysannerie haïtienne où on avait monté des structures de production en vue de trouver un moyen efficace soit pour travailler la terre, soit pour trouver des moyens matériels et financiers pour pouvoir travailler et investir dans la production locale et subvenir à leurs besoins. Ce sont : les sociétés pour affermage des terres, les grandes sociétés et les escouades.

3.1.1 Les sociétés pour affermage des terres

Ce sont des paysans qui ont mutualisé leurs moyens pour pouvoir affermer une grande propriété en vue de la travailler collectivement (Paul Moral, 1961). Ces pratiques ne sont-elles pas à valoriser dans le but de favoriser la production agricole sur de grandes surfaces (les grandes plantations) tout en supportant parallèlement la question de sécurité sociale dans le secteur agricole, la construction des infrastructures nécessaires à la productivité ? D’où la nécessité d’entamer le processus de restructuration des pratiques d’antan.

3.1.2. Les grandes sociétés et les escouades

Déçus par le non-investissement de l’État et les initiatives privées dans le secteur agricole, les paysans se sont organisés pour pouvoir gérer leurs lopins de terre. Ils avaient constitué des sous-groupes composés de travailleurs, de musiciens, de cuisinières, etc., pour créer un véritable d’organisation de travail et de production aux services de la communauté. Ces organisations avaient pris naissance dans une démarche réflexive des personnes et constitué une réponse à l’exclusion et à l’inaccessibilité aux biens et aux services sociaux ou du moins au rejet de la société de cette catégorie sociale. Ils s’étaient organisés en vue de produire des biens et services dans la communauté ou pour avoir un minimum de bien-être. À côté du travail de la terre, au sein de ces grandes sociétés, il y avait une petite caisse constituée pour pouvoir aider les membres lorsqu’ils font face à une situation difficile (Élie, 2015). C’était une véritable stratégie de sécurité sociale, de cohésion sociale et d’entraide.

Malheureusement, ces pratiques sont délaissées ou quasiment disparues alors que ce furent de véritable réservoir de connaissances ; des actions citoyennes de mobilisations communautaires axées sur une solidarité agissante sur lesquelles on pourrait intervenir pour remembrer, reconsolider les valeurs, restructurer l’agriculture et l’économie des milieux reculés en y apportant de nouvelles techniques ; de moyens et d’autres services additionnels pour favoriser le bien-être et le vivre-ensemble dans les communautés locales. À côté du mouvement de reconsolidation et de restructuration des anciennes organisations de l’économie solidaire d’Haïti, il est aussi important de réorienter les coopératives agricoles et financières tout en favorisant la création d’autres types de coopératives comme : la coopérative de logement et d’énergie.

3.2. L’intervention publique en faveur des OESS : sens et contre sens

Il est inconcevable à ce que dans l’organisation de la société haïtienne, depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, l’état n’a jamais pris en considération aucune structure organisationnelle de la paysannerie. Étant des initiatives citoyennes, les activités des OESS nécessitent l’intervention de l’État pour pouvoir rendre effectives les anciennes structures par la création d’un cadre normatif favorable à leur développement en les dotant d’une personnalité juridique et pour faciliter leurs interactions dans la société. D’où l’importance de l’intervention publique. Par ailleurs, cette intervention doit avoir un sens favorable au développement des structures sans pour autant les utiliser comme des instruments à des fins politiciennes.

3.2.1. Sens de l’intervention publique dans le mouvement de reconsolidation et de restructuration

Il fallait attendre jusqu’en 1939, sous le gouvernement de Vincent, pour que le pays ait connu l’intervention publique pour favoriser la création des coopératives agricoles et, plus tard, il aura eu des dispositions légales en faveur les coopératives financières, sans oublier d’autres interventions qui se sont succédé pour structurer ces entreprises sociales et solidaires en Haïti (Élie, 2015). Ces interventions publiques visaient le contrôle des coopératives, leur structuration et leur fonctionnement.

Donc, par ces décrets-lois, Haïti avait effectivement offert une reconnaissance légale à certaines organisations de l’économie sociale et solidaire. Ce qui a engendré l’émergence des coopératives financières, d’autres institutions de microfinance, des coopératives agricoles dans le pays. Toutefois, ces cadres juridiques ne prennent pas en compte des anciennes structures qui existaient déjà dans les milieux ruraux. Qui pis est, il n’existe pas de cadre juridique pour les mutuels de solidarité, les associations gestionnaires et d’autres formes d’entreprises sociales à lucrativité limitée dans le pays.

Étant une république coopérative, solidaire, comment expliquer le mépris de l’état haïtien pour accorder un statut juridique aux sociétés pour affermage des terres ; aux escouades, après les avoir structurés en vue de leur permettre de développer une plus grande capacité d’organisation, de fonctionnement et d’autonomie de gestion ?

3.2.2. Contre sens de l’intervention publique

L’Économie sociale et solidaire n’est ni privé lucratif ni public. Au contraire, elle trouve son fondement dans l’incapacité de l’État et dans les conséquences du secteur privé lucratif. Est-ce que l’intervention publique ne va pas servir de l’ESS comme un instrument pour mener ses politiques publics sachant que toute intervention de l’état ou non rentre dans une logique de politique publique ?

Ainsi donc, cette intervention publique que nous sollicitions a pour seul but de créer un climat, non pas pour contrôler les OESS comme c’est le cas avec la BRH pour les institutions de microfinance ; non pas, pour servir non plus, d’instrument ou de brancardier  à l’État  comme c’est le cas des coopératives agricoles, mais plutôt, pour favoriser la valorisation, le développement et l’autonomie de ces organisations. En outre, cette intervention de l’état que nous réclamons c’est pour créer une entité autonome capable de favoriser l’émergence de l’Économie sociale et solidaire dans le pays.

Pour ce faire, il faut la création d’une structure autonome par exemple (Conseil National pour la Promotion et le Développement de l’ESS ou Conseil National des Organisations de l’Économie Sociale et Solidaire). Ce conseil aura pour mission : d’abord, de rassembler sous le label d’une seule entité toutes les OESS, ce qui éliminera le Conseil National des Coopératives (CNC),  la direction chargée de supervision des institutions de microfinance de la BRH dans la mesure où ces institutions ne doivent pas être évaluées d’après leur rentabilité financière et leur portefeuille de crédits, mais selon leur utilité sociale. Ensuite, cette structure autonome devra promouvoir d’autres formes d’OESS dans le pays comme les coopératives de logement, d’énergie, etc., les mutuels d’assurance de santé, et les autres formes d’entrepreneuriat social. Enfin, en fonction de sa loi-cadre, elle assurera la bonne gouvernance, le bon fonctionnement et le développement des OESS dans le pays selon leur statut juridique, leurs valeurs et leurs principes tirés de l’ESS.

  1. Deux exemples réussis d’OESS en Haïti

Pour pouvoir édifier le public sur ce dont nous parlons, nous avons jugé nécessaire de faire valoir deux (2) exemples d’OESS qui ont réussi en Haïti malgré leur manquement en matière de gouvernance selon les principes de l’ESS.

4.1. Associations des Paysans de Vallue (APV)

Située dans les hauteurs de Petit-Goâve, Vallue est une référence en matière de tourisme écologique et communautaire en Haïti et est une communauté dotée de grande capacité de création, d’organisation à travers un leadership communautaire ayant un ancrage territorial. Grâce à cette association (APV) la zone est devenue « empowered ». Elle arrive, avec l’implication des citoyennes et des citoyens, à produire des biens et services au bien-être des personnes. Ce sens de leadership collectif a permis aux habitants de répondre à un minimum de besoins qui étaient quasiment inexistants dans la zone. Nous vous invitons à visiter Vallue pour pouvoir apprendre de cette communauté et voir comment dupliquer ce modèle dans plusieurs régions du pays.

4.2. Fondation Saint Boniface à Fond-des-Blancs

L’Hôpital Saint Boniface à Fond-des-Blancs est la partie la plus connue des œuvres de la Fondation. Cependant, il existe pas mal de services et de biens produits par la fondation qui est au service de cette population depuis plus de 35 ans. Il y a le programme de support à l’éducation, la formation universitaire et professionnelle des jeunes qui, en retour, mettent leurs compétences au service de leur communauté. Des activités agricoles et bien d’autres font l’objet des services créés par cette noble organisation. Donc, la Fondation Saint-Boniface est une organisation médico-sociale qui est bénéfique pour la communauté de Fond-des-Blancs.

Il existe bien d’autres OESS qui ont réussi dans le pays et qui font leurs preuves dans la création des biens et services au bénéfique de leur communauté respective. N’était-ce pas de ces OESS, la misère et l’inaccessibilité aux services sociaux de base dans certaines zones reculées seraient pires à cause de l’incapacité et le manque de volonté de l’État à répondre aux besoins des personnes habitant de ces milieux, et à cause surtout, de l’exclusion créée par la logique marchande des biens et services. Voilà pourquoi il faut encourager ces genres de pratiques dans le pays.

 

  1. Innovation comme fondement de l’ESS en guise de conclusion

Innovation ici n’est pas le développement de nouveaux outils technologiques. Elle renvoie ici à un double sens qui constitue l’essence même de l’ESS : d’abord, ce sont de nouvelles pratiques entrepreneuriales ayant pour objectif de répondre aux besoins sociaux ; ensuite, elle se réfère à une dynamique de changement institutionnel et organisationnel (Lévesque, 2017).

Tenant compte de la situation dans laquelle Haïti se trouve, il est important à ce qu’il y ait des initiatives portées par la société civile à travers des entreprises sociales pour permettre à la population, notamment, celle des milieux reculés exclus depuis plus de 219 ans de se mettre ensemble et de participer eux-mêmes au processus d’amélioration de leurs conditions de vie. D’où la nécessité de favoriser le développement de l’entrepreneuriat social dans le pays.

En plus, il existe en Haïti certains organismes publics que privés dans des domaines clés qui n’arrivent pas à apporter des solutions au problème de la population. Faudrait-il un changement de paradigme, de nouvelle dynamique institutionnelle ou organisationnelle pour pouvoir aider la population à faire de l’économie autrement en vue de faire face aux problèmes auxquels elle fait face. Citons par exemple, la nécessité d’avoir des coopératives de logement pour pouvoir attaquer ce problème que ce soit en termes de coût, de qualité et d’accès dans le pays.

Aussi, ne doit-on pas oublier le problème de l’énergie, alors que les coopératives de l’énergie développent des capacités de production en énergie renouvelable. Elles peuvent bien apporter des solutions à des communautés et aider les entreprises locales à faire face aux problèmes de l’énergie. À cette liste, il faut ajouter les mutuels d’assurance de santé. Donc, il faut favoriser le développement de l’économie sociale et solidaire dans le pays pour pouvoir lutter contre l’exclusion et pour désormais mettre Haïti sur le chemin de l’innovation.   

 

Sedrick SAINTUS

Licencié en Travail Social

Msc. en Économie sociale et solidaire

sedrick.saintus@gmail.com

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