REFLEXION

De l’aliénation culturelle

Les auteurs haïtiens sont bannis des travaux universitaires de leurs compatriotes. Un rejet qui interpelle les consciences car il en dit long sur nos complexes, dont ce refus quasi-viscéral à reconnaître nos valeurs propres.

Il existe des comportements qui relèvent de l’aliénation pure. Comment expliquer que certains étudiants haïtiens ne fassent pas référence à leurs compatriotes dans leurs travaux universitaires? Leurs seules sources sont des étrangers, même lorsqu'il s’agit d’analyser ou d’expliquer une réalité bien haïtienne. D’ailleurs, ils connaissent plus d’auteurs étrangers qu’haïtiens.

Cette vacuité intellectuelle ne s’explique pas ni n’a pas d’excuses, surtout à un moment où le  numérique met à la disposition du grand public beaucoup de documents concernant notre pays. Ce mépris sidéral est plus que fâcheux. S’agit-il tout simplement de paresse intellectuelle ou d’aliénation? Ou des deux ?

Il m’arrive souvent d’échanger sur divers sujets politiques et autres avec des étudiants. L’un d’entre eux préparait un master 1 dans une grande université française et travaillait sur les impérialismes européens et américains du XIXe siècle. Bon sujet. Mais après avoir lu les trois cent cinquante pages de son travail, grande a été ma déception de constater que mon camarade n’a  mentionné aucun historien haïtien, c’est comme si ces derniers n’avaient jamais existé. Il cite pourtant tous les auteurs européens ayant abordé le sujet, y compris ceux qui n’appartiennent pas à l’espace francophone. Roger Gaillard, Leslie Manigat, et bien d’autres sont superbement ignorés.

Je sais, pour l’avoir vécu moi-même à l’Académie diplomatique internationale, que ce ne sont pas les professeurs qui demandent aux compatriotes de se renier ainsi. Pour ces étudiants, c’est tout « naturel » de ne pas lire les auteurs haïtiens. Ainsi ils ignorent que ce sont les écrivains haïtiens qui ont donné des corpus de réflexions en relations internationales. Louis Joseph Janvier, Anténor Firmin, Hannibal Price, Félix Jolibois Fils, Benito Sylvain, etc. furent des précurseurs éloquents. D’ailleurs, Benitto Sylvain avait fondé un journal à Paris, dont le nom était déjà tout un programme « Fraternité » avec un sous-titre qui connotait son projet : l’« organe de défense du peuple noir ».

Comment peut-on se prévaloir d’être un chercheur haïtien et produire un travail universitaire dans le domaine des relations internationales en omettant de parler de nos pionniers ?  Louis-Joseph Janvier a écrit au XXe siècle haïtien, un temps où l’impérialisme était à nos portes, un livre d’une puissance telle qu’aujourd’hui encore cet écrit n’a pas pris une seule ride. Cette œuvre phare devrait être la bible de nos chers étudiants lorsqu’il est question d’expliquer notre pays aux étrangers, et même des professeurs d’ici qui, souvent, ont une vue partielle et partiale sur Haïti. 

Un essayiste digne de ce nom ne doit pas ignorer les travaux de sommités tels le Professeur Leslie Manigat, Hannibal Price, Roger et Gusti Gaillard. Ces intellectuels ont produit une documentation si abondante et si riche sur la question qu’ils peuvent servir de références.

Dommage que certains préfèrent ingurgiter toutes sortes de blablas écrits par des étrangers ignorant tout de notre histoire et de notre culture au lieu de s’intéresser aux compatriotes qui pourtant font autorité dans ces domaines!

 

Les prophètes des nos malheurs crucifiés

Ce camarade n’est pas un cas isolé. Je rencontre souvent ce genre d’étudiants qui passent leur temps à bâtir leur argumentaire en se référant à des auteurs occidentaux alors que l’on traite d’un sujet haïtien. Si l’on parle volontiers de l’impérialisme à la sauce haïtienne et que l’on ne cite pas Louis-Joseph Janvier, c’est qu’il y a quelque chose ne tourne pas rond. Ces auteurs n’ont quand même pas écrit pour des chiens. Louis-Joseph Janvier, bâtisseur de savoir, diplomate et patriote nous a laissé des livres qui font autorité. Haïti aux Haïtiens a abordé avec brio le sujet de l’impérialisme. Cet auteur, comme d’autres écrivains haïtiens, a même prédit l’occupation américaine d’Haïti qui allait s’abattre sur Haïti en 1915. Je les qualifie de « prophètes de nos malheurs ». Pourquoi alors aller chercher ailleurs de faux prophètes ?

Un autre cas me vient en tête, celui d’un étudiant haïtien, inscrit en master 2 à l’Université Aix Marseille, qui devait rédiger un travail sur les théories économiques appliquées dans les pays du tiers-monde. Dans sa thèse, pas une fois, il n’a  cité un auteur haïtien. Dans son travail de 250 pages, dans le chapitre consacré à la corruption, il a complètement ignoré les travaux de Leslie Péan et d’Alain Turnier en la matière.

Heureusement d’autres compatriotes se démarquent de cette fâcheuse habitude et accomplissent font sérieusement leur travail en soutenant des thèses sur des questions pertinentes. Mais  il y a malheureusement toujours des poches de résistance. Comme cet autre compatriote, qui confirme cette tendance quasi pathologique à ne pas vouloir parler d’Haïti.

La personne en question a écrit un texte sur « le droit international de la coopération à l’épreuve des pandémies ». Un sujet intéressant mais pas une fois il n’a cité le nom d’un professeur-chercheur haïtien, travaillant sur la question, ni fait allusion à la gestion de la Covid-19 par le gouvernement haïtien.  L’auteur se défend en affirmant que son sujet ne portait pas sur Haïti, mais notre  pays était aussi concerné par ce virus et il est aussi lié par le droit international et la coopération. Beaucoup de choses ont été dites sur Haïti au cours de la propagation de l’épidémie.

Le livre en lui-même est remarquable pour comprendre le processus des décisions politiques en cas de crise internationale. C’est une vraie plongée dans les salmigondis onusiens où l’auteur analyse de manière exhaustive la réponse apportée pour contrer cette pandémie. Une belle démonstration qui donne des matériaux en relations internationales pour saisir la gestion onusienne de la crise du Covid-19. Mais il y aurait tant de choses à dire sur Haïti à ce sujet, d’autant plus qu’il s’agit de l’ONU dont Haïti est membre.

Cette absence d’Haïti est déplorable car ce pays mérite une place de choix compte tenu de ses vulnérabilités. L’auteur aurait pu verser par exemple dans son arsenal argumentaire les rapports entre Haïti et la société internationale (j’ai bien dit société et non communauté, car ce dernier vocable tend à pacifier d’une manière hypocrite les tensions existant entre les pays). Il aurait aussi pu citer Daniel Holly, professeur à l’université de Montréal qui a su bien expliquer cette problématique dans son dernier livre L’État en Haïti. Cet universitaire a d’ailleurs publié un autre ouvrage qui est le sujet même de notre collègue intitulé Les Nations-Unies et la mondialisation. Pour une économie politique des organisations internationales. Mais on retrouve le même refus systématique d’évoquer les auteurs haïtiens, c’est dire que la mentalité haïtienne a du mal se décoloniser. 

 

Maguet Delva

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES