Litanne Juste, une madan sara à toute épreuve

Litanne Juste, madan sara depuis 17 ans constate impuissamment, avec la recrudescence de l’insécurité, la déchéance de son commerce que les nombreux prêts concoctés ne parviennent à restaurer. La conséquence pèse lourdement sur la cellule familiale que la veuve tente désespérément de maintenir soudée.

Le large chapeau de paille, qu’elle porte sur sa tête, protège difficilement son visage du soleil de plomb qui domine le ciel. Un long sac la ceint, dissimulant sa jupe noir évasée, assortie d’un t-shirt bleu, froissé, épuisé, cachant avec peine son sous-vêtement. Litanne s’assied sur un banc en bois, les pieds séparés du sol humide d’un sac jaunâtre sur lequel sont disposés çà et là des bananes, des avocats et des ignames qu’elle arrange avec ses mains fermes. Il est 11 h 20. Le Marché de Bizoton, situé entre la route des Rails et la route Nationale #2, est en pleine effervescence ce mardi 26 juillet 2022. 

 

À l’entrée sud du marché, le son aigu d’une ferronnerie qui y siège se joint aux voix des marchands qui discutent les prix avec leurs clients, entrecoupés par les vrombissements de moteurs de voitures et de concerts de klaxons. Le tout forme un bruit assourdissant.  Litanne doit augmenter l’acuité de sa voix pour se faire entendre. « Il était 14 heures quand on est arrivé hier. On avait quitté Jérémie vers 3 heures 30. L’une des rares fois que le voyage s’est déroulé sans incident », précise la madan sara. « Si les jours sont bons, on repartira dans 48 heures. S’ils sont moins bons, on va devoir attendre quatre ou cinq jours avant de retourner à Jérémie », ajoute-t-elle, la voix fatiguée, les paupières lourdes. 

 

Litanne Juste à l’épreuve de l’insécurité

 

 Depuis 2005, Litanne Juste s’approvisionne en denrées chez les paysans et les grossistes du marché de Beaumont, commune du département de la Grand-Anse, pour venir les revendre à Port-au-Prince. Le marché à la 5e avenue a toujours été sa destination jusqu’en 2021. « Quand on vendait à la 5e, dans les pires des saisons, on ne passait pas plus de deux jours dans la capitale. On voyageait la nuit, on écoulait rapidement nos produits le jour avant de repartir », se souvient-elle. 

                  

 En 17 ans, Litanne vit sa pire année depuis qu’elle s’est versée dans ce négoce. La cause, elle l’impute à l’insécurité. « La vente est devenue extrêmement difficile depuis que la guerre des gangs a retranché les madan sara au marché de Bizoton. Ici, on compte nos pertes par milliers », se plaint-elle. 

 

Le marché de Bizoton : le refuge et ses contraintes

 

Appelé récemment marché Izo, nom du puissant chef de gang de Village de Dieu, le marché de Bizoton accueille depuis l’éclatement des hostilités entre des groupes armés à Martissant le 1e juin 2021, les madan sara provenant de Jérémie, des Cayes, de Jacmel, de Plaisance-du-Sud et d’autres régions du grand Sud. 

 

Ce mercredi, plus d’une centaine de madan sara s’installent dans ce marché de fortune. La majorité, avant l’affrontement des gangs à Martissant, vendait au marché de la Croix-des-Bossales, à la 5e avenue ou dans d’autres marchés situés au cœur de la capitale. Litanne voit dans cet entassement au marché de Bizoton, la cause des difficultés à l’écoulement de ses produits. « En raison de la forte présence des marchands et de la quantité importante de produits dans le marché, les acheteurs veulent se procurer les denrées à des prix dérisoires. Au bout de deux ou trois jours, elles ne résistent plus à l’ardeur du soleil. On est obligé en conséquence de les vendre à de vils prix », s’apitoie Litanne, ajoutant que souvent les denrées pourrissent et sont jetées. « Tu vois ce panier », dit-elle, pointant du doigt un panier d'avocats, « nous allons le jeter, il est devenu trop mûr. Nous en avions déjà jeté un hier soir. »

 

 

Après le début de la guerre des gangs à l’entrée sud de la capitale, les madan sara, au prix de leur vie, ont tenté de regagner leur marché initial. Le prix fort qu’elles payaient aux chauffeurs qui donnent aux bandits un droit de passage a davantage penché la balance déficitaire. « On s’est résolue que le risque ne valait pas le coup. On s’est donc pliés à notre sort », regrette Litanne.  

 

Le prix du transport qui grimpe grossit le lot des problèmes de Litanne. Les chauffeurs revoient à la hausse le coup du trajet en raison d’une commission qu’ils donnent sur chaque voyage au gang qui contrôle le marché. « Le prix du sac d’ignames est passé de 250 gourdes en janvier 2021 à 500 gourdes aujourd’hui. Le panier d’avocats de 100 gourdes à 250 gourdes. Le « régime » de bananes se paie à 100 gourdes alors que nous le payions à 50 gourdes en janvier 2021 ».  

 

L’accès limité au quart du marché de la capitale

 

L’économiste Thomas Lalime utilise le concept de la « concentration » pour expliquer ce qui se passe à Bizoton. « L’offre est concentrée dans une seule région. Cette concentration crée une sorte d’abondance disproportionnée à la demande, provoquant une tendance à minimiser les prix des denrées », analyse l’économiste. « Les marchés où les marchands se sont rabattus,  tels que celui de Bizoton où de Mariani, sont limités. Ils ne sont pas valorisants contrairement aux marchés de la Croix-des-Bossales, où le pouvoir d’achat des acheteurs correspondait à l’offre. La capitale est le plus gros marché du pays. Or, les zones ceinturées par les bandits représentent les trois quarts de la part du marché. C’est évident que les retombées soient totalement négatives pour les madan sara» , détaille l’économiste Danielle St Lot. 

 

Le basculement de Litanne

 

Litanne vivait à Village de Dieu jusqu’en 2020 dans une maison qu’elle avait construite avec son mari. L’insécurité qui s’est accrue dans cette zone l’a contrainte à s’installer à Jérémie. Elle a continué à entretenir son commerce qui a résisté au phénomène de pays lock en 2019. « J’achetais des marchandises qui étaient évaluées à 75 ou 76 mille gourdes. » Depuis la montée de l’insécurité dans le pays, la guerre des gangs à Martissant en particulier, Litanne constate impuissamment sa descente aux enfers.

 

 Les pertes se multiplient, les crédits contractés ne l’aident pas à redresser la barre. Sa dette s’évalue aujourd’hui à environ 100 mille gourdes sans compter les intérêts qui s’accumulent tous les mois. « J’ai une dette envers l’ACME depuis 3 ans, je ne compte plus la valeur de l’intérêt qui s’est accru. J’ai ensuite pris du ponya (prêt à des taux d’intérêt usuraires), avant de me retourner vers des particuliers.»

 

 Prise au piège par la dette et l’insécurité, Litanne se remet au bon Dieu. Depuis son retour à Jérémie, elle n’a pas un toit fixe où se reposer avec ses quatre enfants orphelins de père depuis 2020. « J’ai été chez les proches de mon défunt mari avant de venir habiter chez mes parents. Avec quatre enfants à charge, c’est difficile de se faire héberger en permanence, sans moyen économique en plus », se confie-t-elle, le regard perdu dans le vide. Elle a récemment consenti un lourd crédit pour envoyer sa fille aînée de 18 ans rejoindre un parent en République dominicaine. Elle envisage de placer le benjamin, trois ans, à l’orphelinat. 

 

 

 

 

Les madan sara, un pilier de l’économie 

 

L’insécurité est un handicap pour les madan sara qui sont un pilier de l’économie haïtienne. «  Elles assurent une intermédiation entre le paysan et le consommateur des régions métropolitaines. Elles leur apportent les denrées du paysan, et ramènent à ces derniers les marchandises qui ne sont pas produites dans les villes de province » , explique le Dr Lalime. « Leur difficulté à circuler librement sur le territoire est l’une des causes des taux d’inflation différents constatés d’un département à un autre », ajoute l’économiste. Si aucune étude ne chiffre la part des madan sara dans l’économie haïtienne, Danielle St Lot affirme qu’elles constituent  l’épine dorsale de l’économie informelle qui domine l’économie du pays à environ 85 %.

 

Le marché de la cantine scolaire, une lueur d’espoir

 

Rien que dans le Grand Sud, 372 mille écoliers bénéficient du Programme national de la cantine scolaire (PNCS) mis en place par le gouvernement haïtien, fait savoir l’économiste St Lot, précisant que les produits utilisés sont majoritairement importés. Cette année, les autorités étatiques via ce programme comptent utiliser les produits locaux pour alimenter la cantine scolaire en vue d’éponger une partie de la perte des madan sara.

 

« Les discussions que nous avions engagées depuis le mois de mars ont conduit à la signature d’une entente. Le PNCS s’engage à acheter une quantité importante des denrées des madan sara dans les départements du Sud, la Grand’Anse et des Nippes en attendant, informe Jocelyne Jean Louis, coordonnatrice générale de Rasanbleman madan sara Ayiti (RAMSA). La coordination générale de RAMSA remettra un chèque à chaque coordonnatrice communale qui paiera chaque madan sara selon ce qu’elle aura donné comme produit », précise Mme Jean Louis. Le protocole entrera en vigueur à partir du mois de septembre, mois retenu pour la prochaine rentrée scolaire. 

 

 Wedster Lyvert 

Lauréat catégorie Presse écrite du Prix OIF 2022 du jeune journaliste en Haiti.

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