Le motocycliste

Le mort gisait au sol, la tête enroulée dans un flasque de vin rouge. Renversé sur la face, les pieds écartelés, le projectile logé dans le pariétal droit. Dans son crachat vif et doré, le plomb rejeté avait laissé un large trou, béant dans le crâne. Le corps au sol. L’engin piloté acheva sa course dans le canal tout près. Le bruit rude et rapide sortant de l’arme n’avait pourtant point surpris les gens, trop habitués de ces scènes quotidiennes dans les quartiers et les rues mal famés de la capitale. Toutefois, la minute d’après, on devisait tous sur l’origine de l’assassinat. Chacun à leur manière, allant de son train, apporta sa part de raisonnement afin de mieux cerner les mobiles du crime. Chacun allait de leur train de fin liseur sur le chemin d’où est venu la main qui appuya sur la détente, et avait fait feu et les raisons qui ont laissé le corps allongé au beau milieu de la ruelle.

 

Le sang, dégoulinant à mesure, se coagula et appela autour du corps étalé un début de concert de mouches qui, de sitôt, apparut et délaissa les montagnes d’immondices de trente mètres, plus loin. Des badauds formaient deux haies au tour du cadavre. Certains s’en allaient et d’autres arrivaient. Attirés sans doute par l’attroupement spontané. L’un d’eux déclara que le visage du jeune lui paraissait assez familier, il en avait l’habitude de le rencontrer à l’une des intersections de la ville...

 

 

Deux heures étaient écoulées. Quand parut une Toyota zo reken de la police. Un homme au portrait athlétique, la barbe poivre au sel, la veste grise, et au cou, une cravate noire, accompagna les agents de police. Ceux-ci délimitèrent un petit périmètre autour du corps abandonné au sol. Des indices sont recueillis. L’ambulance qui arriva quelques minutes plus tard, ramassa le corps et le conduisit à la grande morgue de l’hôpital d’État.

 

 

Entre-temps, la rue avait redonné ses droits aux automobilistes qui reprirent leurs prétendus droits au détriment des piétons. Cette rue, on aurait dit au cours de cette journée, avait un compte à payer au diable... La raison: trois accidents à la suite laissèrent quatre blessés sur le pavé. Mais la faute la plus naturelle tirait au contraire leur origine dans la maladresse des chauffeurs dont leurs excès expliquaient pour beaucoup ces tonneaux qu’une quelconque implication d’un démon de quelques chapelles qu’il soit.

 

 

Le corps du motocycliste- avant d’être étendu là sans vie sur le macadam - venait ce matin de déposer une jeune dame au bureau de l’Office de l’immigration nationale. Le jeune homme empochait pour la troisième fois, en ce début de matin, la petite somme qui, sous ses yeux noirs profondément ancrés dans leurs orbites, dessinait la journée en un arc-en-ciel nuancé de mille bonheurs en ce début de décembre.

 

                                     ***

 

Dès la cinquième heure du jour, il avait laissé , la cabane qu’il avait fait construire à partir des matériaux récupérés de la rivière ceinturant le bidonville, apportés lors de la dernière pluie. Il avait promis de revenir plus tard. Les mains pleines d’espoir d’une journée remplie. De semer des poignées d’espérance dans la vie​ comme, à l’arrivée du printemps, les gens de l’arrière-pays sèment dans le sol, la vie ou mettent en bouture ou en terre leur maigre économie.

 

 

Il se rappelait parfois de ces expériences qu’il avait eues, mais d’une manière péremptoire, définitive, sur lesquelles il voulut tracer résolument ce matin, une croix. Il avait transporté des malfrats. Prêter ses services à eux, lors de plusieurs scènes de crimes. C’était toujours lui, le pilote. L’autre, dans son dos, dégainait et puis c’était un corps. Et puis c’était la mort. Il a été parfois grassement récompensé pour ces services rendus. Mais il commençait à se sentir coupable. Et il ne répondait dorénavant plus quand le boss l’appelait pour profiter de son aide précieuse.

 

 

Le boss lui déclara le soir d’un rapt d’une chrétienne évangélique revenant d’un après-midi de culte, qu’il lui portait diablement chance. Il n’irait pas si loin si c’était un autre motocycliste. Il lui demandait si, dès son enfance, ses parents dans cette province reculée du pays ne lui avaient pas fait un bain de chance. Tant qu’il voyait dans les services du jeune quelque chose d’étrange, de mystérieux.

 

 

Le jeune homme, sans lui répondre, avait pris son engin et redémarra dans le crépitement du pot d’échappement. Il avait chez lui deux bouches à nourrir... Mais il décida de ne pas décrocher le téléphone. Une semaine passa sans que le boss eût de ses nouvelles. Le dimanche qui suit leur dernière rencontre, le boss envoya Ti-Manchet chez le motocycliste. Ti-Manchet était l’un des éclaireurs du puissant chef de gang. Son rôle entier était défini dans la bande. Pister les gens qui reviennent des maisons de transfert ou de la banque. On déclara qu’il avait des ramifications jusque dans les meilleures succursales des banques de Port-au-Prince. C’est ce qu’a permis de savoir sa capture, lors d’une descente des unités spécialisées de la police dans l’un des lieux les plus mal famés de la capitale, Cité Poubelle.

 

 

                                    II

                     

Il l’avait rencontrée l’un de ces soirs où Port-au-Prince dort sans lune. Les mains dans les poches. Le ciel noir de nuages refermait ses bras de monstres gazeux sur les quartiers. La ville couvait alors sur le plus cruel des black-out. Dans quelques coins, de lourdes génératrices grondaient, vomissaient du dioxyde dans les arrière-cours obscures. Les derniers badauds défilaient et descendaient dans les rues presque vides chercher un lieu où enterrer leur chagrin dans la nuit.

 

 

Il avait cherché dans la nuit noire sur la ville cette tendresse qu’elle cache dans ses yeux bruns, enfouie quelque part. Le jeune homme avait laissé couler ses paroles qui ramollissent les cœurs dans les soirs calmes où la ville sans l’ombre troublante des armes dort comme un enfant tranquille. Il avait prêté ses services au cruel chef de gang, mais il cherchait au mieux la vie dans cette capitale qui vend sans vous donner décharge en retour. Il venait d’arriver de la province avec en lui toute l’innocence des jeunes ans. Il avait pris en contrat la moto. Il ne connaissait ni les anges ni les démons de cette ville cet après-midi lorsqu’il a pris dans son dos, l’homme qui portait le grand pantalon retombant sur les fesses. Tout qu’il savait de lui, c’est qu’il était« le boss». La destination de" boss" n’était nullement connue. Lorsque, subitement à travers les rues de la ville, des coups dorés de feu dans son dos, ont retenti et laissé roide un corps sur le trottoir. Sa vie a basculé et le " boss" l’a entraîné dès ce jour dans le territoire glacé de la mort et du crime.

 

 

Sa nuit à lui a été lourde. Il n’avait pas fermé l’œil. Les mots semblaient trop fous pour le disculper dans cette bêtise qu’il venait de se mettre, de se barder jusqu’à la gueule. D’autres occasions ont suivi. Il prenait «un goût fou au malheur, à la mort » selon ses propres termes. Vrai, il n’avait jamais dégainé, mais pour lui, il en était complice. Ça lui a collé un goût amer.

 

 

                           *

 

Il lui avait fait don du meilleur de son cœur grillé malgré lui, sur l’autel de bien de complicité de meurtres. Mais il gardait en lui une certaine innocence. Sa rencontre avec elle lui avait dans une certaine manière, en bien des points, changé en lui, le complice, le coupable.

 

 

Elle avait percé cet élan, ce brin vert de sincérité qui ne se cache point au dos d’aucun alibi, d’aucun artifice. Qui aurait dit qu’un homme flirtant d’un commun accord, faisant beau commerce à un truand cruel, pourrait-il bien garder en son cœur un zeste de douceur, de calme, d’humanité? Elle avait cherché dans ses yeux les couleurs vives qui entourent un geste et font croire que l’humanité est un don immaculé que ne maculent d’un abord provisoire, l’hypocrisie et l’égoïsme des gens.

 

 

Il avait pris la porte de la cabane et l’avait refermée derrière lui, promettant à elle d’y revenir porter l’espoir aux lèvres. Il a juré en lui de manière résolue qu’il ne prêtera plus ses services au boss et à tous les autres de la même eau, de mêmes acabits que la vie ou le mal mettrait sur son chemin. Et il démarra le moteur du deux-roues, puis fila dans les corridors jusqu’au terminus qui lui ouvre les bras de la ville.

 

 

                                    III

                       

La mer léchait la plage brune. Un vent léger soufflait une embellie. La côte vers Saint Louis écumait sur les vagues qui labouraient comme un champ bleu le rivage. Au loin, les îlots balayés de verdure agitaient comme des bras de géants les longs palmiers et cocotiers. Au bord du large, des hommes confectionnèrent les filets ébréchés récemment dans les récifs qui bordent la plage. Des maisonnettes déposées tels de grands yeux au pied de la montagne qui borde la route, de leurs couleurs multicolores, reflétaient leurs images sur le miroir transparent de la mer.

 

Il parlait et tenait encore en compagnie à ces hommes vigoureux, rafistolant les filets et les barques, au milieu des contes et des chants de la mer. Autour d’une bouteille de clairin et des noix de coco à la tête tranchée. Les voyageurs du large, une pointe de tristesse dans leurs regards, devisèrent du pays qui, sans crier gare, avait pris de cours le destin. De Maître Agoué qui a mis sa générosité au garage. Ils s’en rappelèrent des saisons où les filets débordant de toute part revenaient de la mer toujours pleine et chargée.

 

Ils ont par ailleurs reconnu que la vie ici n’avait plus cette saveur qui a bercé leur enfance entre le bleu qu’ils portent encore dans leur regard et les paniers de fruits qui descendaient les mornes environnantes. Chacun voulait ici partir, mais aucun n’avait pas vraiment passé à l’acte.

 

Il les écoutait. Lui et les autres gamins de son âge que cette terre rebelle avait jetés comme la vague au bord de la plage. Cette terre amère comme l’ouragan ravissant aux arbres jusqu’à leur bleu et leurs fleurs. Des jeunes de son âge que la politique à la mode de chez nous, que l’égoïsme et la soif démesurée des chefs ont sacrifiée sur l’autel pourri de leur noire mesquinerie. Il savait que tous ces compagnons du large leur avaient voué une haine implacable.

 

Ils discutèrent aussi autour de ces jeunes hommes du village qui sont partis et sont revenus le regard rouge de crimes. Leur arme de côté. Ils savaient bien qu’ils n’étaient pas de la police. Et depuis la dégénérescence avait pris forme et corps là-bas dans le bourg de Saint-Louis. La vie paisible et calme avait fui. Et d’autres, plus tard, tentés par l’aventure, étaient partis également.

 

Ils maudissaient tous le manège fou qui s’empara de la ville et depuis y a mis le bordel. Il s’en prenait à ces têtes brûlées qui ont chassé le gouvernement de ces hommes, père et fils qui ont endeuillé le territoire. L’échec des successeurs leur a rendu la sauce fielleuse, amère.

 

 

Il sentait monter en lui le sentiment de départ. Il a vu clair, car la vie ici viendra l’apprendre un jour ou l’autre qu’il n’avait plus sa place. Il entendait dire des choses: "la vie est bien meilleure de l’ autre côté de la frontière". À ces chants de sirènes, il avait pourtant prêté attention. Et il a pourtant même cru. Mais il a voulu procéder différemment. La capitale nationale flotta comme un mirage dans sa mémoire. Il fera un périple avant de se jeter vers la frontière. Il avait appris ici que la vie est un escalier dont on gravit les marches une à une. La décision n’est pas d’enjamber la dernière, mais d’amorcer la première et les autres à la suite.

 

 

                                     IV

Dieu Décide était garé près de la petite place publique du bourg. Il y avait une décennie qu’il assurait la liaison entre Saint-Louis et la capitale. Les portes-faix aidaient à trimbaler de grands paniers chargés de vivres à l’intérieur du camion. Une paysanne commerçante discuta des prix du voyage et d’un lot d’une vingtaine de sacs de charbon. L’environnement proche de la place au fur et à mesure s’anima.

 

Des cireurs de bottes s’asseyaient à l’entrée de petite barrière de fer forgé donnant l’entrée à l’autel de la Patrie. Des marchandes d’œufs importées, figues-bananes, d’arachides, de melon d’eau, déambulaient sur la place et dans les petites ruelles du village.

 

Le jeune homme, le sac au dos, grimpa la portière de lourd métal, maculé de graisse. Le regard perlé de gouttes. Ouvert dans l’avenir qui monte à pas alourdis. Le moteur tourna et éjecta un crachat rempli de soufre et de dioxyde de carbone. L’air est rempli d’une fumée noirâtre et épaisse. L’avertisseur hurla trois fois. Le camion démarra sur les vivats de la petite foule qui venait d’accompagner les voyageurs dans leurs aventures dans les bras de la vie. 

 

James Stanley Jean-Simon

E-mail :  jeansimonjames@gmail.com

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