Une saison dominicaine

À nos frères et sœurs haïtiens,

À toutes les victimes des vexations, des exactions en République dominicaine

       -Maldito, maldito,  ces mots sont cueillis tout droit dans l'imaginaire collectif. C'étaient avec ces termes vifs, hérissés d'inquiétude que la bande d'adolescents accueillirent la silhouette sombre dont l'ombre cheminant, devançait de quelques pas la groupuscule qui, dans sa rapine, se croyait être surprise. Quelques minutes plus tôt, ne discutèrent-ils pas âprement le produit du racket matinal recueilli sur la Piste 37, des joints de Marie-Jeanne grillés dans un coin dans la bouche? Maldito, encore, maldito, l'accent du castillan sonore entre les dents jaunâtre, ainsi pourchassaient-ils l'ombre qui partait au matin pour les champs de l'autre côté de la petite ville. Avec au cœur, cet espoir bête de s'inventer un avenir lumineux sous le soleil brûlant de la caraïbe.

      Le matin exhalait une fraîcheur adorable.  Pequeño Duarte gardait son calme. Sur la place, près du bureau de la gendarmerie nationale, jouaient tranquillement un groupe d'enfants. Des adultes, de leur côté, riaient autour des notes que cracha le poste allumé. La chanson tournait en boucle l'aventure d'un souffre-douleur, qui parut abandonné de sa dulcinée... Des commentaires pour le moins grivois entre les gens... Dans un castillan truffé de mots créoles. On ne demandait pourtant ici pas à savoir : si on était de quelle race ou de quelque couleur...

L'après-midi courait à peine. Les nuages avaient troué une bonne partie du ciel sur Duarte. Une colonie d'oiseaux migra vers le parc La Vega. La météo excellente. La pluie ne chantera pas sous les toits rouges ce soir.

    Tout ce que les habitants de la petite ville ont su de lui. C'était, Jean Pier venait de l'autre côté du Massacre. Il était originaire, dit-on, des montagnes dénudées du nord-est haïtien. Entre Carice et Vallières. Il habitait Duarte depuis une décennie. Le cinquième enfant d'une fratrie nombreuse. Six d'entre eux se trouvèrent éparpillés entre les champs et les grands chantiers de la construction en terre voisine. Les autres demeuraient de l'autre côté. Au pays...  Jean Pier  compta de nombreux amis à travers la bourgade.

À Duarte, la sincérité était un vain mot si on voulait accoler un autre mot à la  franche cordialité qui y régnait entre les gens, les communautés et les peuples.    

La petite ville paraissait calme. Si calme qu'on croyait absente une âme! À travers les rues presque vides sous le soleil. Seul au soir, il y régnait une certaine ambiance festive trempée de la sauce castillane.  Un pur contraste qui trancha le quotidien matinal sur Duarte et les régions d'alentour.

      Les jours fleurissaient à travers le feuillage. Les vastes plaines du Cibao étaient au loin une tâche verte. Entre la soirée et les  champs bleus de verdure. La vie sifflait comme un chant pur. L'amitié alors était encore permise. L'homme trouva nécessairement du temps pour retrouver ses amis. Un moment de plaisir...  Chez Amarez Sanchez, un soir, entre deux gorgée de bière, il fit la connaissance  d'une jolie métisse. La Niña..., puisque c'était son nom... La nuit pliait un à un ses draps sur la petite ville. Un réverbère borgne renvoyait une lumière terne qui paraît au mieux obscurcir sur la chaussée. Niña parut ce soir, d'une extrême timidité. Le visage allongé. Un mètre soixante de haut. La démarche épousant la danse des sirènes... Le soir ne s'acheva  pas, que La Niña l'avait pourtant confiée son cœur. L'idylle avait la route grande devant elle pour mûrir. Les jours autant que les nuits s'écoulèrent dans l'insouciance la plus parfaite. Un combat de coqs et un verre au village..., la vie suivait son cours.

      Un tour à Saint-Domingue, la grande ville, fut la plus chère des promesses scellant leur amour cette soirée de  septembre bénie. Elle connaissait en effet tout de la grande ville...  La statue de Colomb. La ville coloniale, le Malincón, La Cathédrale...  Elle rêva de lui faire le tour de cette ville! Sans  lui cacher son brûlant désir de connaître la terre de l'autre côté de la frontière, la patría de Jean Pier où prennent racine les rêves et le courage . Elle a voulu néanmoins se faire une idée autre que la malédiction séculaire qu'on disait prendre forme et corps là-bas.   

      Un après-midi de novembre... Niña confia à  Jean Pier. Avec une certitude qui blessa ses lèvres:

      -Tu sais, Pier, notre terre a besoin des Haïtiens. Comme ton peuple a aussi besoin de nous. Cette île ne peut pas se réinventer en tournant le dos l'un à l'autre. 

      - Je le sais, Niña, il faut que tous ici aient les mêmes idées que toi... En fait, nos pays forment les deux ailes d'un même oiseau. Le boitement ou la paralysie de l'un entraîne la déchéance de l'autre.

      - Pura verdad, fusa La Niña.

      - Si, Amor, conclut Pier, entre deux sourires.

      La journée s'acheva entre les dernières colonnes de nuages dorés amoncelés à l'horizon. Une fine pluie enferma à tour de bras le ciel sous un manteau de brume. Jean Pier venait en effet de retrouver la maison basse, rue Esquivel, où, il demeura depuis quelque temps avec sa nouvelle compagne. La jeune femme portait une grossesse de trois mois!

À l'hôpital, elle a écouté l'oreille un peu distraite, ce matin courir la nouvelle...  Partout les ultras ont remporté les joutes : dans la capitale et les autres villes. La nouvelle lui a mis une crampe lourde entre les jambes qui l'immobilisa quelques minutes. Le cœur à nu. Elle se sentait ballotée. Le ventre ballotté. De peur, de chagrin. La jeune femme était inquiète. Elle n'a pas su en fait de quoi demain sera fait.

 Le jour coula lentement... Elle avait pris le chemin de retour. Près de la grande place, où elle passa, trônait une bannière géante montée sur un mât d'acier de trente-deux mètres. Plus loin, dans un bar à une centaine de pas, un récepteur volume au max vomissait les notes endiablées d'une meringue inondant d'une chaleur moite le paysage. Subitement le son est interrompu.  Un annonceur de la radio Hispaniola annonça d'une voix déconcertante la victoire du Front des ultras! L'information comme une traînée de poudre gagna la bourgade. Pénétra à la témoin de Jéhovah de ruelle en ruelle, de maison en maison. Elle atteignit jusque les perrons du presbytère principal. Le curé du village Manuel de Jesús y Molina dans son sermon dominical, fit une​ large place à cette victoire qui, il annonça  être l'œuvre du Christ même, de la bonne Vierge, de la Altagracia ... Il émailla sa prêche de références qui rappellent un temps révolu qui sembla à nouveau se donner une cure de jouvence sur les terres de l'est. De nombreuses gens de l'assistance, étonnés de la brusque passion des ultras  du célébrant, abandonnèrent le prêtre à son discours. À sa harangue malade. On ne lui avait jamais connu cette tête-là. Lui qui devait compatir aux douleurs de l'affligé et du pauvre...    

Jean Pier avait fini de gravir - le corps mort de fatigue- les trois petites marches de la maison quand il frappa à la porte principale. La grande  horloge de l'église paroissiale hurla sept coups. Les rues, comme à l'accoutumée, remplies de monde, étaient en ce moment presque désertes. Des  voitures remplies de soldats circulèrent à travers les coins de la bourgade. Jean Pier conclut qu'il ne retrouvera pas ses amis du soir.

      -Tu as appris la nouvelle, lui lança La Niña, après l'avoir donné du savon, et de l'eau pour se laver...

      -Laquelle?

      - Celle à propos de la victoire des ultras...

      -Ils ont perdu ou gagné...

      -Gañado... Et avec leur projet de jeter toi et ton peuple, hors de nos frontières...      

      L'homme versa un seau à demi rempli sur son corps brun qui glaça instantanément sous la nouvelle. Ça lui a mis une douche froide, plein le cœur. Après un long moment, il a sifflé à Niña.

- Ça n'arrivera pas. Le monde ne permettra pas qu'une telle chose arrive.

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      - Toi et moi sommes le parfait exemple comme parmi des millions d'autres ici, qui prouvent, donnent raison à tous que l'amour, l'entraide peut exister entre deux cœurs, entre deux peuples.

      - Les ultras n'écoutent jamais... Querido. Ils foncent même  lorsque cela va contre l'intérêt général du pays... Ils n'ont  pas d'âme... Ils cherchent à la moindre occasion l'étincelle qui allumerait la braise...

 Le chant tonitruant du coq réveilla d'un éclat le village Duarte... Pier était déjà parti vers les champs. Plus tôt qu'à l'accoutumée. La récolte abondante avait besoin de bras. L'homme a promis à la jeune femme de rester jusque tard dans la soirée. À la neuvième heure. Justement pour gagner mieux et plus. Au champ ( entre quelques regards qui valent mieux qu'un message), la nouvelle avait fait son chemin. Si bien entre les rangs, la parole était de tous connue. Une brise coula sans espoir entre les champs verts de la récolte. On trancha d'un bras agile la canne mûre.

 La nouvelle... Il y en a qui l'avait apprise en rentrant chez eux. D'autres, en chemin par l'intermédiaire d'un ami.

D'autres, dans le mépris fielleux que leur jetait la soldatesque corrompue, ou la haine d'un ultra au tournant d'un carrefour. Les naïfs y firent une blague, de la pura broma, amigos... Cependant d'autres y mettaient du sérieux...  arguaient-ils, les blancs ne rigolent jamais. Pour eux, tout ce qui paraît d'être de teint clair est nécessairement blanc... 

      La crainte était palpable. On la lisait  bien sur les visages. Il y eut des voisins qui partagèrent la détresse de Jean Pier et de ses compatriotes. Certains désavouaient publiquement la politique des ultras. Quitte à s'exposer à la vindicte amère de la populace. Et d'être traités de tous les noms d'oiseau.     

La Niña attendait son compagnon sur les pas de la petite maison. Le récepteur d'un bar du coin bouillonnait une meringue endiablée. Quelques ombres sur la terrasse se la coulent dans l'insouciance la plus complète: cigares et cervezas. Dix heures sonnait à peine. La porte allait être close quand enfin Pier se présenta. La Niña, soulagée de son retour, se jeta dans ses bras, formant une couronne de chair nue autour de son cou.

La place, contiguë à la gendarmerie nationale, n'avait plus  dans l'après-midi cet aspect festif qui unifie les peuples. On ne retomba plus sur le bouquet d'arc-en- ciel que formait le visage des enfants autour des bosquets ou sur les bancs de pierre. Les enfants arc-en-ciels avaient cédé la place à la méfiance et à l'intolérance. Ils devenaient  plutôt rares. Chacun de leur côté. Les adultes partagèrent moins une cerveza autour d'une chanson, ou de la solitude d'une table. 

Le vent entre les arbres laissait toutefois couler sous l'après-midi une douce fraîcheur de menthe qui collait parfois le bonheur aux lèvres, pareil au soir dans une note mélancolique. Était-ce sûrement l'air du temps? 

La jeune femme arrangea, peu à peu, dans une grande malle avec un soin particulier les effets de l'enfant. Le matin s'épanouissait sous le soleil. Les rues étaient tranquilles. La main sur le ventre, La Niña avait senti monter graduellement un malaise, plus tard une vive douleur. Immobilisée, elle  s'asseyait à même le sol.

Midi coula à peine sur les toits. Un calme plat s'étalait sur la région de Duarte. Une brise folle entre les branches caressa les visages trempés de sueur et les plantes ornementales de la petite  place où campa en permanence un camion de soldats... Midi coula sans peine. Et le jour entama son second round d'heures et de secondes avant le soir,  lorsqu'enfin une bande d'adolescents apparurent au carrefour sud, parallèle à la place. Formant une haie autour, ils s'en prennent avec une rare violence à un garçon de vingt ans, limpiabotas à l'angle des rues Isabel Franquez et Ulysses H. Ils traînèrent le jeune homme dans un coin de la place.

- «Diablo como haitiano, haitiano maldito»,

-Dice la palabra "perejil", et d'autres insanités du genre. Et des coups de pleuvoir.

Le bonhomme resta coi sous les injures et les coups. Un bruit de cigales au faîte des arbres. Midi coulait sans peine sur les toits... Et des "maldito" de pleuvoir par bordée , étonnement comme cela n'a été jamais la coutume.

Deux heures s'étaient écoulées. Un soleil aux rayons blafards tapait fort sur les arbres et dans les rues. Les griffes dorées sur le bourg. Les arbres demeuraient immobiles. Dehors, trente-six degrés. La jeune femme mit à l'intérieur du centre hospitalier au monde une fillette. Elle lui donna pour prénom: Esmilinta. Le nourrisson, deux fossettes sous les joues, était joli. La jeune femme la tenait encore dans ses bras. La Niña souriait à la petite merveille brune. La confiance mûre et assurée en son avenir. Elle fera sans doute tout nécessairement pour l'inventer un monde à sa mesure. La jeune mère pense à Pier qui plus tard apprendra la nouvelle. Une bonne, certainement.  La Niña attendait encore dans le grand hall,  quand un responsable à  l'hôpital l'annonça :

«En raison de la nationalité du père de l'enfant, celle-ci ne peut pas se prévaloir de la nationalité de la jeune mère, mais celle de son géniteur».

Elle n'avait pas saisi toute de suite le sens des paroles du jeune archiviste de l'établissement médical. Celui-ci s'est à nouveau chargé de lui en  faisant un rappel… Elle ne peut pas réclamer la nationalité dont elle est la citoyenne pour le nourrisson! Si elle tient vraiment à obtenir la cedula pour la petite, il faudrait que, pour l'enfant, le père entame tout d'abord  les démarches auprès des autorités de son pays d'origine. Dans ce cas, Pier devait en premier lieu se prémunir des documents civils haïtiens... Ainsi Esmilinta ne pourra-t-elle pas se prévaloir de la nationalité des Sanchez, des Mella, des Santana en dehors de la naturalizacíon, suivant la formule de l'archiviste médical... Le jeunot a bien appris la formule de ces hommes là-bas.

Il accompagne son tord-boyaux sévère en grimaçant une gestuelle sauvage qui confirma étrangement les rumeurs venant depuis quelque temps de là-bas.

      - Señorita,  no comprende, si tu eres dominicana...  tu hija, no lo es así... L'homme détala rapidement aussitôt qu'il essaima ces paroles cruelles au visage de la jeune mère.

       - Les ultras n'ont pas renoncé à leur projet acide, balança la jeune femme. Aux yeux de tous, ils ont bien triomphé...

    

James Stanley Jean Simon

E-mail : jeansimonjames@gmail.com

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