La langue créole dans ses rapports aux langues étrangères

Notre contribution dans ce présent article ne demeure que l’institution et la continuité du débat autour de la langue créole haïtienne dans ses rapports à l’anglais, le français et l’espagnol.

Une langue constitue un instrument de communication au moyen de laquelle des locuteurs définissent leurs rapports sociaux et développent leur vision du monde ( le weltanschauung, Carl Gustav Jung [¹], Habermas [² ]). Vecteur très dynamique, la langue, dans son développement et son déploiement dans le corps social, évolue, influence ou est sans doute influencée dans les rapports de ses locuteurs au monde extérieur (langue étrangère, le monde scientifique, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, etc).

Des rapports inégalitaires

L’apparition du créole dans les espaces colonisés par l’Occident partout (Antilles, océan indien, notamment) est le fruit des contacts de communautés lesquelles voulaient créer entre un moyen pour se faire comprendre [³]. Comme l’expression définit le terme créole (de l’espagnol criollo, et du latin creare) comme ce qui « est né dans les Amériques, par opposition d’une part aux autochtones, dits plus tard Amérindiens, et d’autre part aux nouveaux arrivés, Européens et Africains, puis Asiatiques et Levantins ». [⁴] ( Confiant, Raphaël. [1993].

Au regard de l’évolution des différentes sociétés à travers le globe; le monde, qui devient un village global, en raison du développement profondément inégalitaire, sans précédent, des liens commerciaux, des technologies, du boom de la recherche scientifique, des pandémie tels la Covid-19, il y a lieu de comprendre et de remarquer qu’il y développe la même démarche inégalitaire [sociétés occidentales développées / sociétés du sud enveloppées dans le sous-développement], [progrès technologique et technique des pays du Nord/ lenteur du progrès technique dans les pays du sud], dans les rapports entre les langues. Toutes les langues occupent une place importante dans les sociétés qui les utilisent comme moyen de communication. Toutefois, remarquons que dans ces rapports développés entre celles-ci, il apparaît qu’une langue peut chercher à dominer une autre. Cette tentative d’imposition, elle est vécue dans les rapports entre la langue française et l’anglais. Michel Serres, dans un article dans le Monde de l’éducation [5], a souligné que « ce basculement a eu lieu au moment où, dans les rues de Paris, les mots de la langue anglaise l’ont emporté sur ceux de la langue française ». La même réalité est constatée par Serres dans l’usage que font les privilégiés [banquiers, hommes d’affaires, etc.] de la langue, y compris les journaux. Reprenons ici cette remarque de Michel Serres au directeur d’un grand quotidien parisien. Le quotidien avait titré un de ses articles de presse : « Delors out ». M. Serres en a vu une injustice faite à la langue française, et déclare son article au Monde : « Je rencontrai le directeur de ce journal et lui dis : « Vous avez raté la manchette du jour ». « Delors dehors ». Il me répond : « Ne trouvez-vous pas que out est plus fort que dehors ». [Serres, le monde de l’éducation, n°239] [6]

Ce constat de M. Serres à propos de la domination de la langue de Shakespeare sur la langue de Voltaire, n’est pas d’ailleurs différent des rapports entretenus entre le créole haïtien et les langues étrangères [anglais, français, et espagnol]. Du fait de l’interdépendance des nations, de l’intensité des échanges et du poids des nouvelles technologies, de l’information dans le monde, il demeure plus qu’une évidence, ces langues étrangères influent sur les langues des pays dominés, le créole y compris . Il y développe alors les mêmes liens inégalitaires déjà relevés dans la domination économique, politique et culturelle des pays du sud.

 

Influence des langues étrangères sur le créole haïtien

Cette influence aujourd’hui sur le créole demeure en grande partie l’œuvre de l’anglais américain, dans une moindre mesure le français et l’espagnol. La langue créole haïtienne est un instrument linguistique dont la base lexicale vient du français en raison des rapports coloniaux et de dépendance établis entre la France et Haïti, et la structure syntaxique constitue un héritage des sociétés africaines dont sont originaires la totalité des esclaves de la colonie dominguoise.

La domination américaine d’Haïti, dont les origines remontent à l’occupation du pays par les yankees dès 1915, demeure un fait dont le poids actuel paraît très important. En effet, Haïti compte une importante diaspora sur la terre de l’Oncle Sam. Les rapports économiques et culturels entre les deux nations demeurent très intenses, surtout à l’avantage des américains, d’ailleurs comme pour les autres nations, [France, UE, République Dominicaine]. Ainsi l’influence de l’anglais se manifeste dans des champs d’intervention divers tels les nouvelles technologies, le hip-hop, le rap, RnB, et, le culturel, dans les tenues vestimentaires et la langue...

Au début de la colonisation de l’Amérique, notamment d’Haïti [l’ex-Hispaniola] par les conquistadores jusqu’aujourd’hui, on repère les mots tels ( vaca, Venezuela, dos cabesas, morena, merengue, hablar, bachata, viejo, Las caobas, La hoy, etc, le suffixe ‘dor’ accroché à plusieurs termes locaux, ( attention : la liste dressée n’est qu’un échantillon), qui nous donnent en créole (baka, benezwèl, dekabès, molena, laskawobas, lawòy, lòspalis, sèka kavajal, latino, batchata, vyeyo, mereng et pechadò, maryadò, paladò, abladò, plenyadò, kriyadò, fouyadò, abla w ap abla la, etc).

Comme nous l’avons souligné ci-dessus, le créole haïtien tire sa base lexicale du français dont viennent la majorité des termes utilisés par les creolophones haïtiens. Récemment, on a constaté l’intrusion dans le créole des mots français tels vacarme, portable, des expressions c’est selon, écologie, écotourisme, je m’en fous, etc. Introduits dans la langue par les artistes du rabòday ou par la radio ou la télé, et leur équivalence en créole : vakam, pòtab, òdinatè, se selon, ekoloji, ekotouris, mwen pa Man fou de ou, je swi ri pou twa, etc, ( liste partielle).

En raison des rapports intenses développés avec les États-Unis d’Amérique, on remarque une influence totale de la langue anglaise sur le créole. Cette domination se manifeste dans le domaine culturel, politique et commercial. L’influence du rap américain, du hip-hop sur les jeunes haïtiens et de ses codes vestimentaires sont observés par l’entrée d’une flotte de mots anglais dans la langue haïtienne, ‘together, man, shorty, black, girl, cause, snitch, t-shirt, nice, Buzz, swagg, brother, fuck, mother, father, sister, street, rap, blow, bluff, mind, top, nike, sexy, big, gang, big-up, pick up, look, give-up, it is what it is, flush, et leur pendant créole: gèdè, mann, menn, chòdi, blak, dyal, kòz, (paske), esnitch, ti chèt, nays, bòz, swèg, blòdè, fòk, mòdè, fadè, sista, strit, rap, blo, blòf, may, top, nayki, seksi, big, ganng, bigòp, pikòp, louk, givòp, idiz watidiz, flòch, etc

Dans le champ politique, on dénombre : lock, congresman, all the people, Kennedy,  Obama, Trump, Bush, City, State, Cuberland, Black-out, America, etc. Le créole rend ses termes anglais par : lòk, peyi lòk, delòk, relòk, ou lòk ankò, kongressmann, òldepipo, Obama, tyonp, Bouch, Siti, estet, konbèlann, blakawout, amerika, kenedi, etc.

Dans le domaine des technologies de la communication et commercial, les anglicismes : smartphone, e-mail, facebook, twitter, Instagram, news, code, download, internet, Google, viber, bluetooth, flash, discharge,  send, pass word, delete, émoticônes,   ; en créole : esmatfòn, imèl, fesbouk, twitè, enstagram, nyouz, kòd, dawonnlod, entènèt, gougèl, vaybè, bloutouf, flach, dichay, senn, modpass, dilet, emotikòn, etc.

Il n’est pas à ignorer l’influence des langues étrangères, notamment de l’anglais sur notre langue nationale, le créole. Cette influence traduit les rapports inégalitaires qui régissent le monde actuel. En effet, cette domination est entretenue par l’expression d’une volonté hégémonique de ces sociétés du monde occidental. Elle prend la forme d’une influence politique, commerciale, technologique et culturelle, d’une reconquête souple et mentale de ces terres autrefois colonisées.

L’influence de ces langues, notamment de l’anglais sur le vernaculaire haïtien participe dans une certaine mesure à l’enrichissement de cette langue parlée par la totalité des haïtiens. Une société n’évolue guère en vase clos, vu de l’interdépendance actuelle et le poids des technologies cette influence va sans doute continuer à se manifester pour encore longtemps. Constitue-t-elle un fait positif ou pas? Une société est un ensemble d’individus en perpétuelle interaction avec son environnement et le monde qui l’entoure. Un peuple donné cherche toujours à se définir dans ses rapports avec l’autre et par la même façon, appréhender et se retrouver dans les progrès de l’humanité en général. Un fait demeure : c’est le peuple qui fait sa langue non les grammairiens, les académiciens, il n’appartient qu’au peuple uniquement de choisir les mots qu’il souhaite afin de traduire son vécu, son monde vécu.

 

James Stanley Jean-Simon

E-mail : jeansimonjames@gmail.com

Président du C.E.L.A.H. ( Centre d’Études Littéraires et Artistiques Haïtienne)

 

Notes :

¹) Carl Gustav Jung : ‘il désigne non seulement une conception du monde mais aussi la manière dont on conçoit le monde’. in Seelenprobleme der Gegenwart , Rascher, Zurich, 1931. Cité dans ‘Psychologie analytique et conception du monde, in Problèmes de l’Âme moderne , Buchet Chastel, 1976, pages 95 à 129

²) Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel

³) James Stanley Jean-Simon, in La Littérature créole en espace caribéen et guyanais : Le cas d’ Haïti, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane, article inédit, 2018

⁴) Aimé Césaire , une traversée paradoxale du siècle, p. 273. / In la Créolité , le mouvement littéraire, Wikipédia, consulté le 29 juin 2018)

5) Michel Serres, le monde de l’éducation, n°239

6) ibidem

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