La solitude des notes bleues 

La solitude des notes bleues est le premier roman de la journaliste Katia Dansoko Touré, sorti en février 2025 chez JC Lattès et lauréat du Prix de la Brasserie Barbès. Manuscrit imprégné de musique et couleurs, il montre la volonté vitale de son autrice : se réapproprier une histoire trop souvent trafiquée, falsifiée ou tout simplement mal racontée.

« Je viens de l’Atlantique noir »

La protagoniste de ce roman pourrait, si on se fiait à la description de son enfance afropéenne, être une femme parmi tant d’autres à avoir grandi dans un environnement diasporique : elle nous parle de Quimper et de Paris où elle connaît très vite les sachets de jus de bissap, les liens de la communauté africaine à l’étranger, les tresses aux mèches de cheveux synthétiques, les heures de nattes chez des « cousines », les cartes prépayées que sa mère utilise pour appeler la Guinée, l’habitude d’amener toujours avec soi des documents d’identité, les oncles et beaux-pères marabouts ou féticheurs, la solidarité familiale teintée d’impositions concernant le baby-sitting et les corvées domestiques, puis les recherches identitaires des voyages « au bled » : essayer de maîtriser l’art de manger à la main, ainsi que la langue parentale (dans son cas le « diakhanké »), et vouloir comprendre tous les liens de parenté des habitants d’une concession. Notre héroïne est une fillette qui aime lire Astrapi et Star Club, qui passe d’une classe à l’autre avec tous les honneurs.

Mais l’équation se complique car en réalité, au milieu de tout cela, il y a une enfance entre la Guadeloupe et la Martinique, un arrachement prématuré au premier noyau familial en hexagone et un rejet maternel qui s’intensifie au fil du temps. La protagoniste apprend ainsi très vite qu’en réalité elle « ne devait pas naître ». Si le contexte privilégié de ses « tuteurs légaux » aux Antilles paraît enviable,

« Je vis dans le monde de l’opulence. D’immenses pelouses. D’immenses jardins. Dans les rues, on ne croise jamais personne. On ne voit que des maisons, majestueuses, et le bleu ciel des piscines. Un paradis »
(page 67),

son corps parle la langue de la souffrance. L’héroïne dont on ne connaît jamais le prénom, sauf qu’il est issu de de l’Europe de l’Est, a des névralgies dès ses six ans, perd tous ses cheveux et souffre d’aménorrhée précoce, contracte le staphylocoque doré et, plus tard, voit apparaître des tâches de vitiligo sur ses lèvres. Jeune adulte, elle cumule les crises de panique, les tremblements, les douleurs intercostales. Finalement le diagnostique est posé : « trouble d’anxiété généralisé ». Mais avant tout cela, lors de son premier voyage en Guinée, elle tombe malade. Emmenée chez une guérisseuse elle vomit son mal : « Plein de choses. Plein de matières. Plein de couleurs. Et cette flaque, ce dégueulis, on croirait un planisphère ».

Quand on lui demande d’où elle vient elle aurait envie de répondre qu’elle vient de tout l’Atlantique Noir. Alors, avec l’aide de photos, de morceaux de musique et d’un panel sensoriel proustien, la voix narrative de La solitude des notes bleues arrive à peindre un tableau de sa vie avec des teintes qui sont les siennes, des pigments qui découlent de la première blessure, l’originelle, celle infligée par sa mère.   

La sécheresse des femmes-territoire

Dans ce roman où les hommes ne sont que des garde-frontières, des êtres de passage, qui « lâchent leur semence ici et là et laissent le temps construire ou défaire les choses », les femmes sont des créatures de terre. À l’instar des protagonistes féminines des poèmes de Cesare Pavese, cette métaphore de la terre veut tout dire sauf un ancrage. Le grand poète italien écrivait, en 1945 : « Tu vis/ comme vit une pierre,/ comme la terre dure./ Et des songes te vêtent/ des mouvements des spasmes/ que tu ignores. La douleur/ comme l’eau d’un lac/ frémit et t’entoure/ Ce sont des ronds sur l’eau./ Tu les laisses s’évanouir./ Tu es la terre et la mort ». La mère de la narratrice, femme-territoire, n’est jamais appelée avec son prénom. C’est une femme qui tout au long de l’histoire sera juste “Maman”, ce rôle qu’elle refuse d’assumer. On apprend ainsi que Maman a été la plus belle jeune fille de toute la préfecture de Boké, ville du nord-ouest de la Guinée-Conakry. Le quartier dans lequel son mythe s’enracine, s’appelle Énergie. Prémonition d’une énergie violente qui s’étalera d’une génération à l’autre. Définie « une beauté sans visage », elle ne cesse d’être évanescente et pas joignable : impossible de s’y accrocher, de la garder près de soi :

« Maman est une île qui, selon son humeur, accepte que je me prélasse sur ses rivages ou me jette en pleine mer. Je ne sais pas nager mais elle s’en fiche. Je dois me débattre. Toute seule »
(page 35)

Cette jeune femme s’enfuit des hommes ou leur court après, traverse les mers et les océans pour eux, mais laisse sa fille dans un nomadisme intérieur qui finit par éructer de son corps comme un abcès. Un abcès de solitude. Abandonnée, à six ans, chez son oncle et sa tante aux Antilles, elle subit le premier choc de sa vie. À huit ans, elle commence à avoir peur de la mort, du rien, du vide, du néant, de la fin, à cause du fait que le visage de sa mère, faute de la voir, a les contours de plus en plus flous. Et même quand elle la reverra, à l’âge de douze ans, après avoir entendu au téléphone sa voix « de coton, aérienne », il s’agira de retrouvailles qui « ont quelque chose d’invisible ». Sa mère ne lui caressera pas le visage : elle l’étudiera comme on étudie une carte. Mais cette Maman est à son tour la fille de quelqu’un, n’est-ce pas ? Précisément de Dibariguinè « celle qui a donné naissance », idolâtrée par ses enfants et décrite comme : « Femme-territoire originelle. Femme avec qui tout prend racine » : une grand-mère qui n’aime pas sa petite-fille à cause de la honte qui salit leur famille, depuis son arrivée au monde.

Et comme suite à une malédiction, toutes les femmes-territoire qui parsèment le chemin de protagoniste ont des drames à surmonter, des forteresses à protéger, des croyances à cacher : accouchements endeuillés, meurtres mystiques ou réels, pyromanies, paranoïas, délires. Une sourde violence parcourt ce récit initiatique où, quand on pense que l’héroïne est arrivée au bout de ses difficultés, il y en a encore. Notre héroïne remarque que les femmes de sa vie ne font que la sculpter (Tata, la femme caribéenne de son oncle l’enguirlande et la polit comme un trophée qui se doit d’être parfait), ou la toiser (sa grand-mère guinéenne et sa tante maternelle de Paris ne lui montrent jamais aucun signe d’affection) ou encore la frapper (sa mère la récupère adolescente et la force, avec un fouet, à ressentir de l’amour pour elle).
Au contact de ses femmes, la narratrice ressent une émotion sans couleurs, alors elle essaiera d’en trouver, d’en créer.

La fertilité des couleurs

Celles qu’elle décrit comme des étoiles dans un ciel noir : Kandia Kouyaté, Oumou Sangaré, Marvin Gaye, Serge Gainsbourg, Lokua Kanza sont certes des figures majeures de la musique, mais sont aussi, pour elle « des étoiles dans un ciel noir ». Dans ce roman, on visualise toujours, on ne fait pas qu’entendre. Le premier cadeau que son père fait à sa mère est un bin-bin dont les perles sont bleu indigo. Enfant, la narratrice reçoit de lui un boubou Bazin, lui aussi indigo et plein de grossières broderies. C’est un tissu qui s’alourdit, s’épaissit dans le temps, se rétrécit, change d’apparence, n’a aucune odeur. C’est, en somme, un tissu « magique ». Son père lui intime de ne jamais s’en séparer. Et même si cet homme ne fait que du mal sur son passage, comment ne pas l’écouter ? Il s’agit bien du sang de son sang n’est-ce pas ? L’homme est défini tel « Un cadavre qui se meut » : son regard perfide et le rictus sur son visage, montrent un marginal proie de la coke et du crack, shooté à l’alcool. Et puis ses larmes n’ont pas de couleurs. Alors la petite en trouve ailleurs : les larmes de sa mère sont bleu nuit, voire noires, comme le sang qui coagule ! Le sang qui coule de la narine de son père est rouge coquelicots ! Sans parler des cadeaux roses qu’elle reçoit et dont elle se souvient encore, entre un cri et l’autre, jusqu’à l’arrivée de la police et l’emprisonnement du « cadavre qui se meut ».

Quand on lui annonce qu’elle ira vivre aux Antilles, elle s’imagine une pharmacie aux murs blancs : « Un blanc encore plus pur que celui des sachets de poudre sous mon lit », pourtant une fois arrivée c’est le vert qui prédomine : celui d’un grand toit vert olive, des plantes, des fleurs, de la pelouse en plastique, des immenses feuilles de cocotier, ou le mélange chromatique des cannes à sucre qui dansent « vert amande, jaunes comme l’aurore ou le blé, brunes comme le tabac ou même d’un rouge violacé ».

Un jour la narratrice entend son oncle et sa tante dire que sa mère a « la vie en rose » : au même moment elle pense aux couleurs qu’elle porte en vêtement : un polo vert comme son environnement antillais et une jupe plissée bleu marine. Toujours, elle essaie de se relever grâce à son prisme d’ici et du maintenant, de se connecter avec le présent qu’elle vit.

Obligée de rejoindre sa mère, elle revit cette absence de couleurs typique de l’indifférence et au mieux elle capte l’opacité des énièmes retrouvailles : les courses dans les aéroports avec Maman sont grises, le quotidien dans son nouveau logement en Martinique est sombre. En revanche, le choc de son premier contact avec l’Afrique, en Gambie, est blanc comme le sable qui l’aveugle, et rouge comme le riz en sauce et la bassine de sang qu’une femme lance sur sa mère.

L’écriture de Dansoko Touré crée des images-sons, des sensations-pensées. C’est un roman sensoriel. Les couleurs et les sons se mêlent savamment. La douleur a un nom, la douleur a cent noms. Par exemples : « Passer les mains sur les murs de la maison du marabout du président, c’est comme effleurer les pétales d’une fleur à l’agonie » ou encore « Les gouttes de pluie qui cognent sur les fenêtres sont le chef d’orchestre d’une symphonie de sanglots ».

La langue qui donne des réponses

Chaque chapitre de La solitude des notes bleues est accompagné par un morceau de musique. Si cette chronique littéraire se penche sur les couleurs qui vont avec (pour donner du relief à ce qu’on visualise plus qu’à ce qu’on entend), chaque lecteur pourra trouver la formidable playlist concoctée par l’autrice sur Spotify et apprendre ainsi une de ses langues. C’est à l’âge de vingt-trois ans que l’héroïne de La solitude des notes bleues comprend enfin que la musique est son berceau, que la guitare folk avec laquelle elle joue parfois fait vibrer ses cordes intérieures. Les jam sessions du bar dans lequel elle travaille à l’époque comme serveuse, bâtissent son univers, sa voie de guérison « Là est le territoire où je trouve quelques réponses à mes questions ». Le jazz la raconte, alors elle raconte le jazz : elle commence à écrire dans une revue musicale à propos de disques, musiciens, concerts. Jusqu’à écrire sur sa vie, avec ce récit cathartique. Dans ses dernières pages on peut lire :

« La voix fondatrice est la mienne. C’est moi qui décide de ce qu’il s’est passé. Pour ne plus avoir à renaître dans la violence. Pour mieux être. Pour mieux vivre. J’accepte de laisser les questions sans réponses. De laisser les menteurs mentir. Les cachottiers cacher. Les inventeurs inventer »
(p. 277)

Restent plein de questions qui ne pourront être résolues qu’avec votre plongeon dans ce roman-fleuve : quel est le mystère à l’origine du tissu indigo qu’elle garde depuis sa petite enfance ? Quels sont les symboles cachés de la filiation dont elle est le fruit ? Qui ment, le père ou la mère ? Est-ce qu’après avoir vécu tout ça, peut-on pardonner ?

 

Aminata Aidara

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