L’au-delà de l’arrestation du houngan par le commissaire Jean Ernest Muscadin

Après l’arrestation, le 12 août à L’Asile, d’un houngan, accusé de meurtre et autres maléfices, le débat autour de la culture haïtienne, marqué par deux types de sociétés, refait surface.

Est-ce un hasard si l’arrestation du houngan, survenue suite à la plainte d’une prétendue victime, est intervenue à la veille de la commémoration de la cérémonie du Bois Caïman ? Cet événement fondateur, à l’origine de l’indépendance d’Haïti, occupe une place centrale dans la mémoire collective et constitue l’un des piliers du vaudou haïtien.

Pourtant, depuis plus de deux siècles, le pays reste divisé entre paysans vaudouisants et citadins catholiques (officiellement tout au moins). Cette fracture a donné naissance à deux logiques distinctes de fonctionnement de la société, dont le référent initial repose sur l’organisation de la famille, le système foncier, le jardin, la propriété, etc.

D’un côté, la logique institutionnelle, chasse gardée des citadins, qui rejettent souvent leur appartenance au lakou et s’enferment dans la seule régularisation institutionnelle de l’État comme unique mode de décision officielle. Cette vision a souvent alimenté les conflits sanglants qui les opposent à l’autre camp.

De l’autre, une logique fonctionnelle, incarnée par ceux que l’on qualifie péjorativement de paysans, « gros souliers », illettrés, arriérés… Ces hommes et femmes de la houe et de la machette, porteurs d’une tradition orale fondée sur la parole donnée, voient aujourd’hui cet héritage s’effriter chez leurs descendants, immergés dans la modernité.

En Haïti, l’antagonisme persistant entre la loi officielle et les pratiques traditionnelles inspirées du vaudou illustre moins un simple conflit juridique qu’un face-à-face entre deux visions du monde, l’une héritée des codes écrits, l’autre enracinée dans la mémoire et la foi du pays profond.

Le droit traditionnel ignoré

Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut savoir que dans toute société humaine, les actions et comportements des individus précèdent toujours les dispositions légales des législateurs, qu’il s’agisse de créer de nouvelles lois ou d’amender celles devenues obsolètes. Il existe une interaction constante entre la société et la vision des autorités chargées de réglementer les normes sociales. C’est une évidence.

En Haïti, cependant, la tendance est d’ignorer le droit traditionnel, issu de l’histoire et des racines mêmes de notre culture, au profit exclusif du droit de l’État, lequel est importé. Voilà une véritable épine sociétale.

Reconnaître l’existence d’un système de justice, quel qu’il soit, permet de l’étudier et de l’analyser en profondeur, afin de comprendre les ressorts psychologiques des actes posés par ses fervents pratiquants — qu’ils soient porteurs de bien ou de mal, et parfois des deux à la fois. C’est ce que nous faisons déjà avec le droit officiel, reconnu par toutes et tous.

Or, il est paradoxal que le poids évident des éléments traditionnels, pratiqués — parfois même en secret — par ceux-là mêmes qui détiennent le pouvoir de reconnaître officiellement un système juridique, soit sciemment ignoré.

De ce fait, le champ des droits traditionnels, lorsqu’il s’exerce publiquement, devrait être progressivement encadré par une réglementation. Le houngan interpellé n’est pas un inconnu : il peut être avocat pénaliste ou civiliste, et parfois même juge, selon les circonstances et les besoins de ses clients.

Il en va de même pour les hounsi, qui sont placés au service du houngan (prêtre du vaudou) ou de la manbo (prêtresse du vaudou). Eux aussi appartiennent à la grande famille du “tribunal invisible”, composée de différents adeptes : les twyovi, c’est-à-dire des enfants ou d’anciens malades soignés par des médecins traditionnels (manbo ou houngan), lesquels peuvent être aussi juges « naturels » ; les onsi kanzo, jeunes initiés appelés à devenir houngan ou manbo ; et enfin les laplas, qui jouent le rôle d’assistants, de secrétaires et de greffiers auprès du houngan. Il s’agit là d’une vaste organisation, agissant au grand jour, sous les yeux mêmes des autorités, dans le mépris total de leurs responsabilités.

Si le commissaire a agi comme il l’a fait, ce n’est pas, à mon sens, par hostilité envers la culture haïtienne. Lorsqu’un fait social, concret et visible, n’est ni reconnu ni encadré par l’État, il est inévitable que se produisent des abus et des injustices, souvent alimentés par les rumeurs de voisins, prêtres, pasteurs ou fidèles anti-vaudou, hostiles à ces pratiques perçues comme contraires à leur foi.

Cette situation constitue une injustice née du manque de responsabilité de l’État haïtien — un État qui, ironie de l’histoire, est lui-même issu d’une révolte amorcée par la cérémonie du Bois Caïman.

Il faut toutefois reconnaître que le poids de certaines pratiques traditionnelles et culturelles a causé beaucoup de tort à nos compatriotes — que ce soit dans le régime de l’état civil ou dans l’évolution de l’être haïtien — en laissant impunis des actes graves. Cela a eu des conséquences profondes sur le développement social et économique du pays.

Les actes « invisibles » ne doivent pas rester dans l’ombre. Le mal dans le vaudou est l’équivalent, dans ses effets, à celui sanctionné par le droit pénal. Des recherches doivent être menées pour freiner l’impunité des abus commis au nom du vaudou, dont les mécanismes de sanction peuvent être rapprochés de ceux prévus par la justice pénale.

Droit officiel contre droit traditionnel

Le droit pénal est d’interprétation stricte. Alors il n’en est pas de même dans le droit pénal traditionnel : il n’existe jusqu’à présent de définition classique. Le Commissaire Jean Ernest Muscadin est en train de forcer les responsables à se pencher sur ce régime secret de droit traditionnel du paysan, malgré notre approche contraire qui va être utilisée dans ce procès, disons-nous plutôt un procès pénal contre un juge d’un autre système.

« Nul n’est censé ignorer la loi », dit l’adage. La difficulté est que le houngan vit ancré dans son univers traditionnel et il est censé ignorer la loi sur laquelle il sera pourtant jugé. Jusqu’à ce jour, les actes liés au pwa grate, poudkrapo, zonbi, yèmtewè-l (poison mystique très puissant), koutlè (« coup d’air » mystique) — objets ou procédés magiques causant du tort à autrui — relèvent de la compétence de juges qui les reconnaissent dans le cadre du « monde invisible ». Celui-ci possède ses propres lois, qui considèrent ces pratiques comme des fautes graves commises par ce qu’ils appellent des loups-garous, malfaiteurs, houngan et autres.

Dans cette logique, un procès ne peut être véritablement équitable, puisque le houngan est étranger à la législation officielle. On pourrait comparer cette situation à celle d’un droit régional appliqué à un usager issu d’une autre région, avec des règles et des références totalement différentes.

Le commissaire du gouvernement, maître de l’action pénale et représentant de la société dans son ensemble — citadins comme paysans — intervient face à un cas bien réel : la mort d’un être humain, dénoncée par la clameur publique. Mais il se trouve confronté à une difficulté majeure : l’absence de corps du délit, celui-ci étant « irréel », puisqu’il relève du domaine mystique. Voilà que cet homme de loi qui doit soutenir une action contre un inculpé relevant d’un univers juridique étranger au droit classique, qui est le droit positif, officiel, opposé au droit traditionnel, officieux.

Une adaptation « forcée »

Nous venons ainsi d’esquisser quelques aspects du régime pénal dans le vaudou, sans entrer dans le détail des bizango et des diverses sociétés secrètes. Le houngan n’est pas seulement un défenseur ou un juge pénal ; le système auquel il appartient détient aussi des juridictions civiles. Depuis longtemps, les abus, les dépossessions foncières et les incompréhensions juridiques trouvent souvent leur issue devant les houngan, agissant comme avocats puis comme juges pénaux, afin de rendre justice aux paysans.

Pour puiser dans l’essence du pays profond, je m’appuie non seulement sur ma formation d’avocat, mais aussi sur mes connaissances d’ethnologue et d’anthropologue. Cela m’a permis de mettre en lumière mes connaissances afin de décrire la « justice invisible » à laquelle recourent les victimes — en particulier les paysans, ancrés dans l’oralité et la coutume — lorsque la justice officielle échoue à rétablir le droit face aux brigandages juridiques. Car les institutions, censées répondre aux besoins de la société haïtienne, sont souvent prises en otage, transformant leur gestion en un véritable casse-tête chinois.

Pour moi, il ne s’agit pas d’une pyramide figée, comme le sont les règlements de procédure qui encadrent les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire constituant le droit officiel. Ici, tout dépend des services rendus par les houngan, qui siègent dans leur temple vaudou faisant office de tribunal de la justice invisible. Leur légitimité et leur notoriété tiennent avant tout aux bons résultats obtenus auprès de leur clientèle, souvent déçue ou lésée par la justice officielle.

Les nuances juridiques — c’est-à-dire l’interprétation des non-dits — dépassent souvent l’entendement des intellectuels non initiés aux subtilités des textes de loi. Ces derniers restent attachés au droit écrit, contrairement aux masses du pays profond, pour qui cela ne change rien. Ainsi, citadins et paysans apparaissent comme des individus capables de s’adapter à l’issue des décisions de justice en Haïti. Les premiers jubilent à la suite des sentences, jugements et arrêts prononcés par les honorables magistrats, assis ou debout. Les seconds, enracinés dans l’univers mystique, se tournent vers des tribunaux invisibles, où officient houngan, laplas et hounsi.

L’opposition entre le droit positif et les pratiques juridiques issues du vaudou témoigne d’une dualité normative persistante en Haïti, où coexistent sans se reconnaître deux systèmes de régulation sociale, chacun légitime aux yeux de ses adeptes.

Emmanuel Charles, avocat

Docteur en droit et constitutionnaliste

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