La tragédie de la femme stérile

(Suite et fin)

                                   

   Jean-Rénald Viélot    

            La tragédie de la femme stérile invite à de nouvelles approches de l’œuvre. On a l’habitude d’oublier que le nom de la protagoniste, Yerma, (en relation dialectique avec le titre) recouvre deux acceptions différentes, qu’elle peut faire allusion pour le moment à quelque chose contre lequel on n’y peut rien, et la minute d’après, à la fois, à une reconversion. Mieux qu’une question d’hérédité (de Juan, infécond) à laquelle elle renvoie, cette œuvre théâtrale de Lorca pourrait représenter une réminiscence de Yerma, qui n’était pas des ressouvenirs vagues, encore moins confus ; et le souffle coupé qu’elle ressassait sans pouvoir s’en rassasier, l’extase que lui procure le souvenir d’être tendrement enlacée dans les bras de Victor, quand elle n’était qu’une adolescente, écartelée entre l’appel à assouvir sa soif de jeune fille et la déception d’être incomprise ; une relation passée transposée : on ne sait que trop combien un accouplement irraisonné est improbable, mais non pour cela innocent. Pourtant même en manœuvrant plus tard, après le mariage de Yerma, Victor, premier objet des besoins érotiques de cette dernière, continuant de feindre la vertu ou prenant plaisir à faire souffrir, ne recherchait pas une aventure avec elle, pas plus que Yerma recherchait à violer ce qui, malgré ses frénésies et les scènes de jalousie que lui fait de temps à autre son mari, passait encore pour un devoir : la fidélité. Ecoutons García Lorca:

            Víctor. – (…) Dile a tu marido que piense menos en el trabajo. Quiere juntar dinero y lo juntará, pero ¿a quién lo va a dejar cuando se muera? (…) Dile a Juan que recoja las dos ovejas que me compró, y en cuanto a lo otro!, ¡que ahonde!

            La procréation (naturelle) constitue pour l’auteur de Bodas de sangre (adaptée en créole par Rassoul Labuchin, mais non représentée, en Haïti, à ma connaissance) l’élément unificateur : il ne l’a pas utilisée que dans la deuxième partie de sa trilogie. Peut-être parce que la non-procréation est insolite dans le mariage ! La décision de faire naître ce désir chez le couple (chez Yerma, pour le moins), lui vaut d’adopter un langage plus intime et vrai. Dans cette intimité le désir de procréer peut enfin lever le voile. L’hypothèse de la frustration de la libido de Yerma, après son mariage, s’est montrée quelque peu encombrante et il n’est pas étonnant que la Psychanalyse moderne l’ait abandonnée au profit de cette autre objection plausible, mise en lumière par Freud, retraçant des observations de Breuer. C’est que les hystériques et autres névrosés se comportent de manière telle qu’ils se souviennent non seulement d’événements douloureux passés depuis longtemps, mais ils y sont encore « affectivement » attachés ; ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour ce passé la réalité et le présent. A en croire que : « si un fleuve s’écoule dans deux canaux, l’un d’eux se trouvera plein à déborder aussitôt que, dans l’autre, le courant rencontrera un obstacle ». Le fleuve c’est Yerma, sa stérilité pourrait provenir de l’époque où, adolescente, sa libido, restée fixée à son premier choix amoureux (Victor), ne put être satisfaite, et, comportement révélateur de son blocage, est qu’elle passa la nuit de ses noces à ressasser ces souvenirs, à pousser des soupirs, mal reçus par Juan, son mari, qui les prend pour une injure, grave.

Il faut présupposer que la passion démesurée de Juan pour son travail au fil du temps, passion capable de le porter à négliger de labourer le fond du « jardin » fleuri de sa femme, exaspéra aussi la libido de Yerma, hypertrophiant ainsi ses expectatives, et le choc que lui a fait l’évocation de ce mari, réputé rude travailleur des champs, qui dit « être heureux » de ne pas pouvoir procréer conduit la jeune épouse assoiffée de plaisirs, et désireuse d’avoir des enfants, à recourir à des images d’enfant dont les tentacules seraient l’équivalent du versement de sang (de Juan) comme medium qui renvoie à l’hémorragie consécutive à l’accouchement d’une femme. Sentant sur le point de terminer pour lui la carrière accélérée de la vie conjugale avec Yerma, soupçonnée de se prendre d’affection pour quelqu’un d’autre, Juan se décida enfin à entrer dans le rythme de sa femme, le rythme déjà inquiétant dans les horloges. Immédiatement après cette décision, il semble que le temps n’a pas suspendu son vol, le temps de l’horloge qui leur sert à tous les deux à démêler l‘écheveau de couple malheureux qu’ils étaient, pour le moins Yerma. Juan pourrait désespérer et fuir face au malheur qui le guette, mais il maintient l’instant, il le fait sien, et s’en approprie. Il ne devrait exister ni de commencement ni de fin. Dans une espèce d’apothéose, le pudibond prend désormais les rênes de leur devenir. Il désire faire profit des conseils qui lui ont été indirectement donnés par Victor, son émule.  Brusquement sur toute joie pour en finir avec lui, Yerma a fait le bond sourd de la bête féroce, et au moment où Juan, ayant fini de l’embrasser, cherche à  lui voler une succession de baisers mouillés, que Yerma lui refuse, elle l’étrangla de ses mains, parce que trop longtemps frustrée dans sa vie sexuelle, et parce qu’avec les confidences et ramages des conjurés, Dolores la première, elle avait fini par connaitre la vérité : c’est que ni Juan, ni son père, son grand père et arrière-grand-père ne se portèrent comme hommes de caste. Si dans les lectures de notre jeunesse c’était la figure masculine qui prenait les décisions d’envoyer la conjointe ad patres, dans cette pièce théâtrale les rôles sont inversés, nous changeons de genre, c’est la figure féminine qui réalise le coup : Tout le drame est là. Car Yerma, qui se refusait à désacraliser le mariage, malgré les manœuvres de ses proches, est celle-là qui, en tuant son mari - la garantie de la procréation - s’est écrié paradoxalement avoir tué son enfant. Drôle de complexe, s’il n’est celui d’Œdipe.

            Toutefois, le peu d’attention de Juan à sa femme auquel se référait bruyamment García Lorca comme pouvant être la cause de la stérilité de Yerma dément délibérément les réflexions de l’écrivain, plus intéressé en fin de compte à une « création métaphysique » qu’à la dissection érudite de la science. Mais que diriez-vous d’une femme qui, bloquée psychologiquement, même après son mariage, s’arrêterait ténébreusement devant la subjugation de ses sens face à un amour de jeunesse, au lieu de s’ouvrir et de chercher à captiver l’attention de son mari dans les replis de sa « jupe » avec tout le savoir-faire qu’exigent les conditions même anciennes du traitement de l’infécondité. La Yerma stérile de Lorca présentait, à côté de son état normal de jeune dame, ce seul état d’âme. A l’état normal, elle ignorait au premier moment le caractère héréditaire de l’infécondité de Juan, son mari, et son implication avec son propre blocage. Elle ne l’avait pas évoquée ou ne l’avait pas mise en relation avec son problème de couple. Lorsque Dolores, recourant à un procédé de la psychanalyse sans le savoir, tentait de remonter au passé de la jeune femme, il ne fallait aucun effort pour lui remettre en mémoire la scène de Victor, le bourreau de son cœur, et c’est ce travail de réminiscence des désirs refoulés qui met en lumière la vraie cause de sa stérilité. L’étude de ce type de phénomène nous a habitués à cette réalité pour le moins étrange que, chez certaines femmes, il peut y avoir une relation psychique, assez dépendante, pour qu’elle empêche l’épanouissement normal de ces dernières dans leur vie sexuelle future. Ce phénomène de « double conscience » ou blocage ne se présente pas spontanément à l’observation. Dans un tel dédoublement de la personnalité, la conscience reste liée à l’état premier, c’est-à-dire aux événements de l’époque où jeune fille était en amitié particulière avec Victor. C’est un vaste pan, si ce n’est toute la pièce théâtrale qui vient à l’appui des affirmations de Freud sur l’implication des désirs sexuels refoulés et qui montre que les troubles de la vie sexuelle de Yerma seraient liés à la propre expérience de jeunesse de celle-ci, bien moins aux tendances d’origine (infécondité) de son mari, lesquelles pourraient avoir renforcé les facteurs de stérilité de la jeune femme, mais ne les remplacent pas.

     Bien que la métaphore ne soit pas excessive dans cette œuvre théâtrale, comme le veut la tradition grecque, Yerma ne demeure pas moins une tragédie. Rien que pour avoir donné la mort à Juan, son mari, au moment où celui-ci, sur fond de malentendus, cherchait à être un homme à tout « oser » avec elle : l’embrasser, puis faire l’amour avec elle, alors qu’ils étaient étendus sur le sol, dans une des rues animées où, rejoint antérieurement par son mari, Yerma allait éveiller les soupçons de celui-ci, qui croyait deviner, dans les seules absences répétées de sa femme du foyer, que c’était-là une personne en quête d’aventures, yon fan-m kolokent, yon pye lejè.

            La soudaine inquiétude de Juan, quand il se mit à épier sa femme, au point de lui faire des scènes d’amour, de jalousie, ne fera que fermer avec beauté une symétrie déjà signalée et accentuer les accents les plus singuliers de son histoire : la révélation des conjurés au sujet de l’infertilité de la caste de Juan est précisément ce qui conduisit Yerma à adultérer cette pureté, sans se donner à un autre, que son mari défendait tant, sans le dire.

            Dans La tragédie de la femme stérile les références pudiques sont fréquentes (y compris la dépravation des mœurs), et il y a un moment où Yerma déclare, à son mari jaloux : « Je ne te laisse pas parler, ni un seul mot. Pas un mot de plus. Figure-toi que ta famille et toi, vous pensez que vous êtes les uniques personnes à avoir l’honneur, et ne sais-tu pas que ma caste n’a eue rien à cacher.  Viens, approche-toi de moi et sens mes vêtements ; approche-toi pour voir où tu trouves un parfum qui ne soit pas tien, qui ne soit celui de ton corps ! Tu m’as outragée au milieu de la place publique et m’as rejetée. Fais ce que tu veux de moi, puisque je suis ta femme, mais garde-toi de me trouver le nom d’un amant ». « Pa ban-m yon lot non-m » (traduction de l’auteur du texte).  De ce point de vue, ce que la pièce théâtrale de Federico García Lorca met en évidence n’est rien d’autre que la classique histoire de la lutte des castes.

La tragédie de la femme stérile est un des exemples clairs de l’ironie recherchée de Lorca, qui plus d’une fois trouva du matériel dans un thème ancien, millénaire comme dans sa pièce Bodas de sangre. Il ne part pas de la tragédie de Sophocle, mais, pour cet arbitraire déconstruction, d’une situation voisine du mythe d’Œdipe.

            La vision de Lorca est, en effet, ironique, au regard de celle, pessimiste, de Sophocle : dans un monde sans dieux et dans lequel tous les acteurs – ou presque tous – sont mauvais, confus et pervers, l’action se déroule dans un monde de tromperie et de fourberie, dénué de sens. Dans cette pièce théâtrale, en revanche, la protagoniste, pudique, est un artisan de son propre blocage psychologique et son désir de rechercher la cause de sa stérilité. Elle assume à la fin tout son malheur, agit comme libératrice de sa péripétie, et crie confusément, à la suite de son forfait, avoir tué son fils, après avoir découvert la vérité (était-ce toute ?) sur son mari, sortant de la pièce comme une meurtrière. Le lecteur, et je suppose aussi le spectateur, n’éprouve aucune compassion pour Yerma, surprise, il est vrai, d’apprendre des conjurés que la caste de laquelle est issu Juan n’était pas féconde. C’est donc une tragédie qui se meut, avec toute la distance émotive qu’on s’imagine, entre la lumière du monde grec et celle de la société espagnole de l’époque, et qui donne à penser que Yerma avait choisi son destin.

Le mariage se justifie-t-il seulement par la procréation ? Et l’amour ne peut-il exister que comme moyen d’accès à la maternité ? Léon Tolstoï, longtemps avant, en 1870, dans sa lettre, non remise à A.N.N. Strajov, souscrit à cette démarche. Pour peu que la femme ne soit pas « asexuée » et que des humains « quadrupèdes » n’existent pas non plus.

 

Jean-Rénald Viélot

vielot2003@yahoo.fr

 

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