Les Mots sous les décombres

Il est des dates qui marquent comme des blessures, des dates profondes et inoubliables. Même lorsque l'oubli semble les recouvrir, elles laissent des traces, des cicatrices invisibles qui resurgissent avec la même intensité que leur première apparition. En Haïti, ces dates vivent à travers les mots, les pages, les romans. La littérature est ce grand manoir où l'histoire s'abrite, où nos espoirs et nos douleurs trouvent refuge. Léon-François Hoffmann disait, non sans raison, que pour comprendre Haïti, il fallait lire ses romans. En cela, il n'avait pas tort : la littérature haïtienne n'est pas seulement un lieu de divertissement, c'est un lieu de mémoire.

Prenons l'expérience du 12 janvier 2010 comme exemple. Cette date rappelle le terrible tremblement de terre qui, dans tous les sens du terme, a ébranlé bien plus que le sol. Elle a fissuré l'âme collective, brisé les certitudes, et pourtant, elle s'est inscrite dans la mémoire littéraire comme un SOS. En effet, les romans, les poèmes, les récits qui ont suivi ne se contentent pas de raconter. Ils captent l'invisible : la poussière des maisons effondrées, la terre qui bouge, le silence lourd et les corps qui sont à même le sol, voire les disparus. La littérature a pris ces fragments de chaos pour en faire des repères, pour nommer l'indicible et inscrire dans l'éternité ce qui, autrement, aurait pu sombrer dans l'oubli.  

De même qu'il est impossible de comprendre des années sombres de la dictature des Duvalier sans lire certains des romans comme « La Mémoire aux abois », Le Nègre crucifié ou « Pays sans chapeau », il est tout aussi évident que le séisme du 12 janvier 2010 a donné naissance à une littérature qui porte la marque indélébile de cette tragédie. Tout en créant une nouvelle esthétique que j'appelle « Esthétique de la fragilité » qui se résume dans la description et la situation des personnages. Parce que cette secousse, à la fois physique et existentielle, a donné lieu des œuvres qui se  font les témoins des cris que l'on met sur du  papier. En effet, fa catastrophe a imposé sa voix et son point de vue dans les romans, les nouvelles, les poèmes, et c'est à travers eux que Port-au-Prince, ville fracassée mais vivante, continue de prolonger sa folie.

Dans des œuvres comme Failles, Tout bouge autour de moi, Soro, Aux frontières de la soif, Corps mêlés, Belles Merveilles, ou Les Immortelles, ou encore la nouvelle Besoins primaires la ville apparaît dans toute sa nudité. Les ruines y deviennent des personnages, le chaos une langue, et la douleur une gangue qui qu'il faut nettoyer pour ne pas sombrer. Autrement dit, ces œuvres ne racontent pas seulement la catastrophe, elles l'incarnent, la vivent et la revivent, comme si les mots eux-mêmes tremblaient sous le poids de ce qu'ils devaient porter. Entre autres, à travers ces textes, Port-au-Prince est montrée dans son abandon et sa lutte continuelle. Ses rues éventrées, ses maisons effondrées, ses failles multiples, ses corps mêlés aux gravats : tout cela constitue un tableau où la vie et la mort s'entrelacent, se fréquentent. Chaque page est parcourue par les questions que l'on n'ose poser à voix haute : pourquoi ? Pour quoi ? Et surtout, comment continuer ? La littérature ne donne pas de réponses, elle se contente de poser la question encore et encore, comme un sourire qui ne veut pas mourir. Car dans L'Homme révolté, Albert Camus affirme que la véritable fonction de l'art est d'être à la fois un acte de révolte et une quête de sens face à l'absurde.

Les romans issus du tremblement de terre du 12 janvier 2010 s'inscrivent pleinement dans cette perspective. À travers leurs pages, les écrivains haïtiens refusent la déshumanisation imposée par la catastrophe et le silence qu'elle pourrait engendrer. Ils transforment la douleur en langage, la ruine en symbole, et s'opposent à l'absurde de la tragédie une affirmation de vie. Comme Camus le dit, l'art ne se contente pas de dénoncer, il construit : ces œuvres, en capturant l'indicible, offrent aux survivants un espace pour nommer leur expérience et s'y reconnaître. La littérature devient alors un acte de solidarité, une manière de relier les fragments épars de l'existence, rappelant que, face au chaos, l'humain conserve toujours la capacité de créer et de témoigner.

 

Évens Dossous

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