Le professeur Watson Denis ou changer le cours de l'histoire haïtienne...

Dès sa constitution comme science de l’homme au sein de la Cité grecque, l’histoire s’est toujours préoccupée, dans la mise en œuvre graduelle de ses méthodes et techniques d’investigation, de prendre connaissance de ce qui a été, de relater ce qui a été, mais également de réfléchir sur ce qui a été dans une perspective de compréhension du présent en vue d’améliorer l’humaine condition et dans le présent et dans le futur. Nous retrouvons ici les deux principales tendances et orientations de la science historique avec d’une part les travaux d’Hérodote et ceux de Thucydide, de l’autre. Hérodote est considéré, à juste titre d’ailleurs, comme « le père de l’Histoire » suivant une tradition intellectuelle initiée par Cicéron à l’aube de notre ère. Le terme grec « Istoria » voulant dire enquête, récit, ou tout simplement récit d’enquête, sert de titre à son œuvre colossale et en arrive même, par la suite, à dénommer la discipline historique dans les langues occidentales. Avec Thucydide, nous avons les réflexions profondes sur les causes des  phénomènes historiques. En ce sens, son Histoire de la guerre du Péloponnèse constitue et reste un modèle d’analyse des causes d’un évènement historique majeur devant déterminer, en quelque sorte, l’avenir d’une bonne partie de l’humanité, particulièrement de l’Occident[1]. Cependant, il faut toujours se rappeler que, loin de s’exclure mutuellement, les deux démarches méthodologiques se complètent pour enrichir continuellement la science historique, matrice des sciences humaines. Il y a donc moins de divergences entre Hérodote et Thucydide. Ce qu’une approche superficielle de leurs œuvres et de leurs démarches méthodologiques pourrait faire accroire. L’Histoire permet certes de connaitre le passé, mais de réfléchir sur ce même passé pour saisir le sens profond de cette même histoire. Démarche somme toute prométhéenne, s’il en est.

En Haïti, la science historique s’est constituée au sein même des luttes pour la Liberté, la conquête et le maintien de  l’Indépendance. Les écrits de Toussaint Louverture, de Boisrond Tonnerre, du Baron de Vastey,  de Borgella, de Jules Solime Milscent, de Balthazar Inginac en témoignent. Il fallait instruire les générations présentes sur ce qui a été fait en vue de préserver la liberté conquise  dans le cadre de luttes terribles constituant une « histoire impensable », selon l’expression de l’historien Michel-Rolf Trouillot. Avec nos premiers historiens dits « classiques » comme Thomas Madiou, Beaubrun Ardouin et Joseph Saint-Rémy, la démarche s’inscrivit dans la même continuité. 

Au cours de l’année 2016, le Professeur Watson Denis, Secrétaire Général de la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie, avait publié un ouvrage de réflexion sur l’histoire de notre pays dans un contexte de crise multidimensionnelle exacerbée[2].  La démarche était opportune dans le cadre de la célébration du quatre-vingt-dixième anniversaire de la fondation de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie en 1923. Le texte invite à un dialogue avec notre passé, avec nous-mêmes,  pour saisir les lignes de force du présent en vue de mieux appréhender l’avenir, bref de « changer le cours de l’histoire, de notre histoire ».  Le texte débute avec un rappel du parcours de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie et de l’évolution de sa revue, arrivée à « un niveau standard international acceptable sur la base de normes et de protocole de présentation »[3] pour considérer ensuite l’histoire de la société d’histoire et certains titres de l’historiographie haïtienne dans le cadre de ce que l’auteur appelle la « Description d’une historiographie pathétique »[4]. Sous ce rapport,  le Professeur Watson Denis note « J’ai beau déployer les annales de notre histoire, j’ai réfléchi sur l’historiographie haïtienne, je dirais, bien entendu avec une grande amertume dans l’âme, que je ne trouve pas assez de thèmes plaisants et stimulants pour reconstruire en beauté le passé du peuple haïtien. En d’autres termes, je trouve que les périodes de dépassement, de modernisation, de démocratisation, de tentatives de reconstruction nationale, de consolidation de la nation, sont minces, discontinues et difficiles les unes par rapport aux autres »[5]. Ainsi, pour l’auteur, « cette situation accablante des hommes vigoureux et des femmes vaillantes d’Haïti démoralise plus d’un, cette histoire qui présente le peuple haïtien en lutte continuelle contre ses bourreaux de tout plumage révèle une chose fondamentale : la communauté nationale serait en panne d’efficacité, d’innovations et de modernisation. L’aspect le plus tragique de toute cette histoire c’est que de nouveaux bourreaux qui se font passer pour des anges, des messies ou des brebis du pâturage, remplacent les anciens dirigeants qui se sont illustrés dans le temps comme des tyrans et des dictateurs et parviennent à occuper les places les plus honorifiques de la Cité. Cette histoire se répète trop souvent dans notre communauté. Il faut cesser cette course vers l’abîme. Il faut changer le cours de cette histoire aux accents si tragiques »[6].

Mais comment y  arriver ? Ecoutons le Professeur Denis : « En s’engageant dans ce rêve de changer l’histoire de notre société, on s’engage dans une autre dimension de l’humaine condition en Haïti. Il  est encore possible de vivre libre et indépendant en Haïti - pas nécessairement en vase clos - mais plutôt dans la philosophie de l’interdépendance des Etats. Il est encore possible de réaliser l’unité historique du peuple[7] de façon souveraine sur cette terre productrice d’aliments nourriciers ensemencée jadis par le sang de nos Pères et de nos Mères à tous et à toutes. Il est toujours possible de parvenir au développement socio-économique du pays si nous nous y mettons résolument à l’œuvre. Il est même possible d’asseoir des relations d’égalité avec nos voisins les plus proches et les Etats éloignés de nos frontières si on se met à l’ouvrage avec discernement. On peut encore se permettre d’imaginer une autre dimension de l’existence en Haïti, une existence riche, féconde, prospère et prodigieuse, par une augmentation substantielle de la production nationale en appliquant un programme national de salut public incluant des politiques publiques bien adaptées à notre environnement socio-économique »[8]. Ce qui implique nécessairement « une passion virile pour le changement et la modernisation, dans un idéal de grandeur pour la nation et la communauté nationale »[9]. Et le Professeur Denis précise : « l’homme peut changer sa vie s’il change sa pensée. L’homme peut modifier le cours de son histoire s’il s’y met de façon résolue. Ce sont les ressources humaines qui commandent les ressources naturelles[10]. Plus que les ressources naturelles, les ressources humaines constituent le facteur par excellence qui peut changer le cours de l’histoire à tous les niveaux »[11].

Dans des moments particulièrement difficiles de leur existence, des élites politiques diverses, des intellectuels et philosophes ont questionné leur histoire en vue de mobiliser les énergies nationales pour un dépassement, bref, pour un changement du cours de cette même histoire. La  démarche a été patente avec Fichte suite à l’occupation de la Prusse par les armées de Napoléon, ou encore avec Ernest Renan suite à l’écrasement de la France par l’Allemagne d’Otto Von  Bismarck. En Haïti, en pleine période de l’occupation américaine, en plein contexte d’assassinat du leader Charlemagne Péralte et d’établissement de ce que l’historien Roger Gaillard appelle « La République autoritaire» devant culminer avec le massacre des paysans de Marchaterre du 6  décembre 1929, donc au cours de l’année 1923, des intellectuels haïtiens, des médecins, des   juristes, des historiens et géographes haïtiens se sont réunis et concertés pour constituer La Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie avec publication d’une revue régulière[12]. Nous avons alors, le Dr. Brun Ricot, le Dr. Jean Price Mars, M. Pauléus H. Sannon, le Dr. Catts Pressoir, M. Dantès Bellegarde, M. Sténio Vincent, l’ancien Président François-Denis Légitime…Selon l’historien Pierre Buteau, « C’est un 8 décembre 1923 qu’Horace Pauleus Sannon, le premier président de cette honorable Institution, délivrait solennellement son message à la nation tout en déclinant les contours de la mission assignée à cette Société d’Histoire »[13]. Dans ce discours célèbre, l’historien Horace Pauléus Sannon est formel : « Aux heures de grande crise, tous les peuples se sont d’instinct reportés en arrière pour chercher dans leur histoire des leçons de patriotisme collectif, de nouvelles règles de conduite, soit pour pouvoir mieux défendre leur existence menacée, soit pour se relever plus rapidement de leur chute »[14]. Oui, l’Histoire est une source précieuse et infaillible pour la mobilisation des énergies, la constitution de nouveaux modèles pour la mise en œuvre de projets modernisateurs et intégrateurs. Le philosophe Hegel a profondément étudié  « une philosophie de l’histoire »[15]. Karl Marx avait, en maintes occasions, relevé les relations dynamiques et dialectiques existant entre l’histoire et les hommes. Si ceux-ci sont configurés par l’Histoire, ils sont également les artisans, les forgeurs de cette même Histoire. Les réflexions et appels à la réflexion  sur l’histoire haïtienne sont donc porteurs de perspectives d’avenir. Il y a certes des travaux historiques de grande valeur allant en ce sens.  Nous pouvons retenir l’œuvre de Carolyn C. Fick, de David P. Geggus, de Leslie F. Manigat, de M. Pierre Buteau, du Professeur Roger Petit-Frère, de Michel Hector, de Vertus Saint-Louis, de Claude Moïse, d’Arthus Wien Weibert. Depuis quelques temps, en Haïti, la sociologie, l’anthropologie, la philosophie questionne l’histoire avec les travaux de Michel-Rolf Trouillot, de Gérard Barthélemy, de Francklin Midy, de Jean Casimir, de Sauveur Pierre Etienne, de Laennec Hurbon, de Lewis Ampidu Clorméus, de Bérard Cénatus, d’Edelyn Dorismond, de Jean Waddimir Gustinvil. Des colloques sont organisés sur l’enseignement de l’histoire haïtienne. La Professeure Itazienne Eugène avait consacré sa thèse doctorale sur la question[16]. C’est déjà beaucoup. Mais, ce n’est pas tout. Il y a encore beaucoup à faire et à entreprendre. Avant tout, il faut une réappropriation collective de l’histoire par toute une nation qui, selon Ernest Renan est « une âme », et surtout «  un plébiscite de tous les jours ». Dans les moments difficiles que nous vivons tous, une démarche prométhéenne de réappropriation de notre histoire en vue de la mise en place d’un nouveau modèle de société n’est plus que souhaitable. D’autant que des antécédents historiques et politiques existent avec les expériences de la Chine de Mao Tsé Toung, du Viet Nam de Ho Chi Minh, du Japon de l’ère de Meiji, du  Ghana de Kwame N’ Nkrumah. Plus près de nous, dans cette « Caraïbe une et divisible » selon l’heureuse expression du Professeur Jean Casimir[17], nous avons les expériences d’Eric Williams, de Michael Manley, de Fidel Castro. Oui, une réappropriation de l’histoire peut en changer le cours. Le Professeur Denis insiste sur la nécessité d’un « grand projet national démocratique qui nous unira tous, tous ensembles, afin de réaliser en ce début du XXIe siècle l’unité historique du peuple haïtien ajournée en plusieurs occasions ». Mais, seuls les historiens et les intellectuels ne peuvent concevoir et mettre en œuvre ce grand projet. Les  formulations de Max Weber sur les compétences et champs du Savant et du Politique gardent toujours leur pertinence[18]. Il faut donc un projet politique cohérent, inclusif, populaire et surtout « rationnel» porté par des femmes et des hommes politiques haïtiens capables et également « rationnels ».  Et, ici, nous pesons nos mots. Est-ce le cas pour Haïti en cette année 2025 qui vient de débuter ? Dans tous les cas, nous recommandons, en ce début d’année la lecture profonde et itérative  du texte du Professeur Watson Denis.

Jérôme Paul Eddy Lacoste,

Documentaliste, Responsable académique de la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’Etat d’Haïti.

Janvier 2025

babuzi2001@yahoo.fr  

Legende: Le Professeur Watson Denis, Secrétaire Général de la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie 

 

[1] L’analyse conduite par Thucydide dans son fameux ouvrage La guerre du Péloponnèse a retenu l’attention de nombreux spécialistes anglo-saxons des relations internationales.  Nous voulons bien mentionner ici les travaux de Samuel P. Huntington: The clash of civilzations and the remaking of the world order et d’Alison Graham: Can America and China Escape Thucydides’s Trap? 

2 Watson Denis (2016). Haïti : changer le cours de l’histoire. Edition C3 Editions. Port-au-Prince.

3 Ibid.

4Ibid.

5Ibid.

6Ibid.

7 Il est à noter que le concept « d’unité historique de peuple »  a été introduit  dans l’analyse sociologique haïtienne par le Professeur Marcel Gilbert.

8 Ibid

9Ibid

10 C’est nous qui soulignons.

11Ibid.

12 Pour l’historien Jacques de Cauna, «La Revue de la Société Haïtienne d’histoire et de Géographie, par son ancienneté et la régularité de sa parution représente  « la doyenne de toute la zone caraïbe » pour ce type de publication. Il est à noter que la Revue a beaucoup amélioré sa présentation et parait régulièrement.  

13 Pierre Buteau. « Centenaire de la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie ». In Le Nouvelliste 9 janvier 2024.

14 Horace Pauléus Sannon (2013). (Présentation par Michel Soukar). Un journaliste sous Boyer (1899). Boisrond Tonnerre et son temps : étude historique (1904). Le Cap-Français vu par une Américaine (1936). Demesvar Delorme (1938). Anténor Firmin (1938). C3 Editions. Port-au-Prince. P. 20.

15 Voir sous ce rapport le texte de Jean Hyppolite (1983). Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel. Editions Seuil. Coll. Points. Paris.

16 Itazienne Eugène (2019).  Les différents enjeux de l’enseignement de l’histoire en Haïti (XIXème et XXème siècles). Contribution à une approche fonctionnelle de l’histoire enseignée au jeune Haïtien, Université de Mons.

17 Jean Casimir (1991). La Caraïbe une et divisible. Editions Henri Deschamps.

18 Max Weber (2002). Le savant et le politique. Editions Seuil. Coll. Points. Paris.

[1] L’analyse conduite par Thucydide dans son fameux ouvrage La guerre du Péloponnèse a retenu l’attention de nombreux spécialistes anglo-saxons des relations internationales.  Nous voulons bien mentionner ici les travaux de Samuel P. Huntington: The clash of civilzations and the remaking of the world order et d’Alison Graham: Can America and China Escape Thucydides’s Trap? 

[2] Watson Denis (2016). Haïti : changer le cours de l’histoire. Edition C3 Editions. Port-au-Prince.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Il est à noter que le concept « d’unité historique de peuple »  a été introduit  dans l’analyse sociologique haïtienne par le Professeur Marcel Gilbert.

[8] Ibid

[9] Ibid

[10] C’est nous qui soulignons.

[11] Ibid.

[12] Pour l’historien Jacques de Cauna, «La Revue de la Société Haïtienne d’histoire et de Géographie, par son ancienneté et la régularité de sa parution représente  « la doyenne de toute la zone caraïbe » pour ce type de publication. Il est à noter que la Revue a beaucoup amélioré sa présentation et parait régulièrement.  

[13] Pierre Buteau. « Centenaire de la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie ». In Le Nouvelliste 9 janvier 2024.

[14] Horace Pauléus Sannon (2013). (Présentation par Michel Soukar). Un journaliste sous Boyer (1899). Boisrond Tonnerre et son temps : étude historique (1904). Le Cap-Français vu par une Américaine (1936). Demesvar Delorme (1938). Anténor Firmin (1938). C3 Editions. Port-au-Prince. P. 20.

[15] Voir sous ce rapport le texte de Jean Hyppolite (1983). Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel. Editions Seuil. Coll. Points. Paris.

[16] Itazienne Eugène (2019).  Les différents enjeux de l’enseignement de l’histoire en Haïti (XIXème et XXème siècles). Contribution à une approche fonctionnelle de l’histoire enseignée au jeune Haïtien, Université de Mons.  

[17] Jean Casimir (1991). La Caraïbe une et divisible. Editions Henri Deschamps.

[18] Max Weber (2002). Le savant et le politique. Editions Seuil. Coll. Points. Paris.

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