Kalfou klass: La chanson sacrée de l’album

Enfant et aussi adolescent, j’assistai régulièrement aux messes traditionnelles à l’école ou à l’église. Un après-midi de février jour de la chandeleur, une bande à pied sillonna les rues jouxtant mon lieu de prosternation troubla mon rituel de dévotion. 

Telle une houle incandescente les chants populaires grimpèrent les arbres, s’élevèrent jusqu’aux volutes de l’encens de Myrrhe, illuminèrent du même coup mon sens syncrétique au milieu de toutes ces bougies dont la lumière sacrée bénit la présentation du petit Jésus au Temple. De l’autre côté de la rue voisine les tambours s’énervent. Une trompette stridente conduit par des notes simples la chorale convulsive de la populace festive m’invitant à la participation. J’ai appris l’alphabet du syncrétisme ésotérique dans la grammaire de ce peuple unique, nourri dans les grottes amérindiennes à la mamelle des continents lointains.

Ce jour de la chandeleur, j’ai découvert la rotation de la terre par la liturgie des vents contraires, dans l’évangile des négresses-Dantor. La chanson Kalfou dans son symbolisme protéiforme, évoque exactement la croisée des chemins entre ruralité du vodou et urbanité du konpa, le connu et l’inconnu, le visible et l’invisible, l’Occident et l’Orient. Cette chanson s’adresse littéralement à celles et ceux qui traversent des moments controversés, troublés, ne sachant quel itinéraire engagé permettant de sortir de l’impasse.

M rele yo, m pa wè yo

M rele lèsen lèzanj yo

Nou n’on kafou chimen nou bare

Tankou chen fou, pa wè n antrave

Dans le vodou haïtien, Kalfou, Gran Bwa et Simityè incarnent la transformation que l’on associe au Bizango, celui-ci étant l’énergie de la transformation : transformation de soi, transformation du monde dans lequel on vit. Ce trio de divinités aux interactions complexes préside au rite de passage à tous les initiés du Vodou ou à tous ceux qui doivent se rendre maitres des techniques rituelles. Cette trilogie explique les mystères de la création d’où surgissent les facultés d’introspection et d’empathie pour reprendre Rachel Beauvoir-Dominique.

 

Gran chimèn n mande pasay o

Kalfou a n mande pasay o

 

Kalfou est le dieu des carrefours, le lieu où l’on se perd au milieu des 3,4 ou 5 chemins, on l’invoque pour lui demander la bonne direction afin d’éviter les incidents de parcours. Car à telle croisée de routes que l’on ignore, c’est aux carrefours que peut s’accomplir le geste rituel consistant à envoyer des poignées d’offrandes aux quatre coins de l’univers. 

Legba se situe à l’entrée des temples, il ouvre et ferme les chemins ; messager des loas, il ouvre les cérémonies vodou et se manifeste le soir à minuit dans les carrefours. 

Men ginen pitit  lakou a fok nou pase

Bravo pou zansèt nou yo

Se yo k te kase chenn yo

Jodia sa nou vo, nou met peyi a nan dlo

Nou chita la nap tann prezidan

Zot fin piye n yap ri n anba dan

C’est ici que cette chanson enfonce une écharde à ma blessure. Le désespoir du peuple haïtien ne s’évaporera pas demain la veille car, trop longtemps recroquevillé dans l’attentisme, il devient la risée des politiciens. Le jour se lève pour que ce peuple combatif redevienne aux noms de ses ancêtres le laboureur de son bonheur. La route sera longue, mais Legba invoqué dans la chanson intercèdera pour ouvrir les frontières entre le monde des humains et le monde surnaturel,  pour débroussailler les ronces rebelles des sentiers tortueux.

Tafa mi soley mène une guerre larvée contre la diabolisation et la désacralisation du vodou par des chrétiens sous-fifres qui eux-mêmes s’autodétruisent ne comprenant toujours pas que les fibres profondes de leur identité nègre sont enchevêtrées dans les racines du vodou.

Dans ses moindres gestes elle dénonce l’ethnocide du peuple haïtien, dans ses moindres réflexions elle laisse transpirer son refus d’une évangélisation diabolisant distillée à grand flux sur les ondes locales et les réseaux sociaux. Défenseure impénitente du vodou haïtien, l’artiste s’engage à dévitaliser les mythes et les mensonges d’une religion millénaire et intolérante au risque parfois de se faire immoler. 

Le groupe Klass saisit ce beau talent de la musique haïtienne à bras le corps et l’impose dans un opus griffé du rythme konpa dirèk.

Lè w nan Klass ou santi w moun…

Le nèg et le moun sont deux vocables qui désignent l’être humain dans le créole haïtien, le premier est récupéré des lèvres européennes, dépouillé de son racisme ordinaire désigne un peuple fier, le deuxième de la langue FON (bénin)  traduit la dignité de l’homme.   

Ce slogan percutant du dernier album de Klass trouve son expression dans la présence de Tafa Mi-Solèy, la jeune figure militante des valeurs ancestrales s’exécute sur une chanson vodou saluant Legba, une divinité puissante dans le panthéon du vodou.

Pourquoi TAFA Mi-Solèy ?

Premièrement sans doute, pour donner tout le relief à l’artiste et deuxièmement pour restituer la vérité anthropologique d’une assertion affirmative que la jeune chanteuse a tenu péremptoirement en Janvier 2024 sur les plateaux de l’émission Haïti Inter stipulant ceci : « Je ne peux pas être nègre, haïtienne et chrétienne ; ça ne colle pas ».

Dénuée de toute ostentation, cette petite phrase a valu àTafa Mi-Solèy une telle rafale d’incivilités et d’inconvenances sur les réseaux propres à lui faire trébucher sur les écueils du succès. A cet effet une horde d’historiens et de socio-anthropologues ont dû sortir de leur silence pour voler à son secours. Que d’articles publiés, que de réflexions et d’argumentaires diffusés pour recadrer des chrétiens intégristes sacrificateurs prêts à boire le sang et manger le corps de la jeune fille a l’autel de la sainte scène. A ce propos mon grand ami l’ethnologue Muscadin Jean-Yves Jason a publié sur sa page Facebook un article volumineux mais hautement enrichissant qui prouve l’envergure de la question.

 

L’idée de faire figurer cette chanson vodou sur son album konpa traduit la nécessité de récupérer les valeurs fondamentales de la culture haïtienne ; dont le vodou. 

Après cinq siècles de persécution, de harcèlement, de séduction et d’intimidation le christianisme s’engage à tisser dans l’imaginaire de ce PEUPLE une liturgie exclusive à laquelle il ne s’adhère toujours pas. Religion diversitaire n’ayant ni livre, ni messie encore moins une eschatologie ; religion de l’amour, de la tolérance et de la vie éternelle le vodou résiste, plus fort que jamais il demeure invincible.

Peuple né de l’écartèlement, à l’heure ou l’assimilation et la globalisation menacent d’asphyxier les spécificités culturelles des peuples, kalfou nous invite tout simplement à conserver notre identité et à nous réconforter dans notre quête d’humanité.  

Il ne me reste plus qu’à remercier le groupe Klass car en écoutant cette chanson, je ne me sens ni européen, ni africain, ni taino mais tout à la fois autonome et fusionnel ; je suis resté l’échantillon de ce peuple-carrefour attaché à mon pays-perystile, capital culturel et historique de l’hémisphère américain.

Yves Lafortune.

16/01/25

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