Québec: système scolaire et racisme

Ce texte a été publié pour la première fois dans la revue québécoise les Nouveaux Cahiers du Socialisme, n°26, automne 2021.

Des mesures de politiques publiques sont prises au Québec depuis plusieurs décennies dans le but d’éradiquer le racisme et les autres formes de discrimination. Toutefois, en dépit de ces mesures, accompagnées souvent de déclarations officielles des gouvernements, le racisme est toujours présent dans le paysage québécois. Vu le caractère insupportable, barbare et violent des actes racistes perpétrés notamment aux États-Unis, de grandes mobilisations ont été organisées à travers le monde. La mort atroce, le 25 mai 2020, de Georges Floyd, cet Africain-Américain asphyxié sous les genoux d’un policier blanc désinvolte, malgré les supplications de la victime, a constitué un catalyseur pour interpeller les consciences et délier les lèvres sur le problème du racisme un peu partout dans le monde. Les espaces d’enseignement qui constituent des environnements aux dynamiques sociales intenses furent touchés par une vague de dénonciation au Québec, notamment à Montréal.

 

L’évènement médiatisé de l’Université d’Ottawa[1] autour de la question du mot en « n » a soulevé des remous et bien des controverses, mais a aussi permis de mettre en lumière des situations discriminatoires occultées dans certaines écoles. En dehors de ce cas mis de l’avant avec beaucoup de sensationnalisme, d’autres, tout aussi problématiques, ont fait la manchette dans la presse. Un regard sur la population scolaire permet de comprendre que l’espace scolaire ne saurait échapper à ces dévoilements de situation discriminatoire.

 

Parler de discrimination raciste dans les écoles, plus un choix !

 

Le visage des écoles au Québec a beaucoup évolué. Les élèves issu·e·s de l’immigration représentent en 2011-2012 près du quart de la population scolaire québécoise (23,7 %)[2]. À Montréal, en 2019, cette proportion atteint 67,3 % dans le réseau public et, parmi ces jeunes, 25,7 % sont nés à l’étranger et 30,9 % ont des parents nés à l’étranger[3]. Dans certains quartiers de Montréal, cette représentativité est encore plus élevée.

Les écoles du Québec accueillent également des élèves autochtones, même si la grande majorité fréquente une école située dans une communauté autochtone. Les données sont fragmentaires car la plupart des Autochtones fréquentant le système scolaire québécois ne sont pas déclarés comme tels. En 2017-2018, la fréquentation scolaire en dehors des communautés était de 11,4 %[4].

 

Si la diversité est désormais un fait bien ancré dans le paysage scolaire, la question est de savoir comment s’articulent le vivre-ensemble et l’inclusion dans l’école, espace de socialisation et d’instruction. Les remous dans la presse ces derniers temps font état d’une réalité empreinte de racisme au sein des institutions scolaires. En 2016, le cégep Maisonneuve fait la manchette sur l’histoire d’une jeune étudiante, portant le voile, expulsée d’une salle d’examen parce qu’elle refusait de montrer ses oreilles pour vérifier si elle avait des écouteurs. La jeune fille aurait proposé que le professeur touche le voile pour vérifier la présence ou pas d’écouteurs, sa religion lui interdisant de se découvrir[5]. En 2017, le même cégep se retrouve dans les médias en lien avec des propos pour le moins discriminatoires, dans leur généralisation abusive, tenus par un professeur sur des étudiantes et étudiants noirs en pleine salle de classe. Il aurait affirmé que tous les étudiants noirs remettraient leur devoir en retard. Le professeur en question s’en est excusé par la suite, mais le mal était fait[6]. Des situations de racisme à l’école sont relatées par des parents sur des blogues[7] ou dans les médias[8]. Plus récemment, en 2020, on a vu une enseignante de Haute-Mauricie dénoncer le racisme subi par ses élèves autochtones[9]. La Commission scolaire Marguerite Bourgeois se retrouve devant les tribunaux et est reconnue fautive pour des incidents racistes et des agressions dans une école de son réseau[10]. Toutefois, le cas qui résonne encore est celui de la polyvalente Henri-Bourassa située à Montréal-Nord.

 

En effet, des jeunes ayant fréquenté cette école secondaire, regroupés au sein d’un collectif dénommé « Béliers solidaires », ont livré des témoignages poignants dans une vidéo sur des propos racistes tenus par un professeur d’histoire à leur égard . Ces anciens élèves ont mis en lumière non seulement le traitement désinvolte de l’administration scolaire, mais aussi l’impact profond de cet épisode sur leur vie et leur cheminement en tant que personne dans la société québécoise[11].

 

Devant cet étalage brutal de propos et faits racistes, en plus d’autres actes racistes d’envergure plus récents comme la mort de Joyce Echaquan en 2020 à l’hôpital de Joliette sous des insultes racistes[12], le gouvernement caquiste de François Legault, tout en continuant à nier l’existence du racisme systémique, fut forcé de mettre sur pied un Groupe d’action contre le racisme. Parmi les 25 mesures proposées par le Groupe[13], on en retrouve deux qui concernent l’école, dont celle d’incorporer aux cours des thèmes en lien avec le racisme et la discrimination tout au long du parcours scolaire. Le cours d’éthique et de culture religieuse qui est déjà en révision pourrait servir de projet pilote.

 

Cette mesure, si elle vise à sensibiliser les jeunes, est loin d’aborder les causes profondes des comportements et des actes racistes. Elle ne touche pas les mécanismes de maintien et de reproduction du racisme, les barrières systémiques auxquelles font face les élèves autochtones et des minorités ethniques. Elle ignore également le rapport de forces, entre autres, entre les enseignantes et les enseignants qui sont des personnes souvent significatives, aussi en position de pouvoir, et les élèves. Silence total également sur les réalités des élèves racisé·e·s, des conditions objectives qui les défavorisent et les rendent vulnérables à des perceptions négatives et aux préjugés. Mais comment s’attaquer aux causes profondes d’un mal quand il est ignoré, pas même nommé ? Pourquoi ce refus de voir le racisme systémique ? Qu’est-ce qu’en fait le racisme systémique ?

 

Pour approfondir le concept de racisme systémique

 

L’institution scolaire sert de lieu de reproduction de toutes les idéologies qui pérennisent l’ordre social. Dans un système social hiérarchisé comme celui du capitalisme, où la transmission des connaissances, mais aussi des idéologies, s’effectue dans un cadre large (presse, religion, institutions juridiques, etc.), l’école joue un rôle central; elle constitue en effet un espace de savoir et de connaissances qui lui donne la légitimité en tant qu’institution de lutter contre les préjugés et toutes formes d’irrationalités. Cette position lui confère pour ainsi dire un statut de « neutralité » qu’il était difficile de remettre en question pendant toute la première moitié du XXsiècle en Occident. Il a fallu attendre les travaux de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron[14] pour développer une critique du système d’enseignement en tant que système qui reproduit les inégalités sociales. En déconstruisant le mythe de la neutralité de l’école, les auteurs mettent en évidence les causes sociales de « l’échec » des élèves issu·e·s des classes populaires. Les difficultés éprouvées par ces derniers sont le résultat, selon Bourdieu et Passeron, d’un mécanisme d’exclusion créé par une « véritable aristocratie scolaire » qui permet en grande partie la réussite d’enfants venant de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie principalement. À l’époque, la question raciale ou plus précisément le rôle joué par l’idéologie raciste dans l’échec « scolaire » des jeunes des communautés racisées n’était pas à l’ordre du jour.

 

Au cours des années 1970, l’immigration postcoloniale en France changea de façon significative la composition ethnique des élèves fréquentant les écoles des grandes villes. Au Québec, la présence de nombreux enfants venus des pays du Sud, particulièrement d’Haïti, dans les établissements scolaires, surtout de Montréal, allait soulever un enjeu majeur touchant leur intégration. Dans le cas des jeunes Haïtiennes et Haïtiens, l’un des aspects des difficultés scolaires auxquelles ils faisaient face était lié au racisme[15]. La culture et le savoir de l’écolier haïtien étaient perçus comme des obstacles à son apprentissage et à son intégration sociale. Par conséquent, pour plusieurs enseignantes et enseignants, intégrer et donc éduquer efficacement ces jeunes immigré·e·s signifiait de les assimiler à la culture et aux savoir-faire de la « société d’accueil » en effaçant les « référents barbares » de leur origine ethnique. Cette situation provoqua de nombreux échecs et retards scolaires parmi les écolières et les écoliers haïtiens[16].

 

Mais la question du racisme au sein du système scolaire ne se réduit pas uniquement à un problème d’attitude de certains enseignants et enseignantes. Pour l’anthropologue québécois Denis Blondin, l’idéologie raciste imprègne même le corpus scolaire et intègre parfois de façon explicite le matériel didactique servant ainsi à renforcer le « caractère systémique qui permet la transmission de [cette idéologie][17] ». Elle se traduit aussi, entre autres, par l’orientation stéréotypée vers des filières et spécialités non souhaitées selon l’origine migratoire et géographique. Au cours des décennies 1990 et 2000, des réformes ont été instituées au sein du cursus avec pour objectif d’établir une meilleure compréhension entre les différentes cultures (éducation multiculturelle) et de renforcer la tolérance et le respect des valeurs démocratiques (éducation à la citoyenneté)[18], mais ces réformes ne permettent pas d’aborder la problématique du racisme dans ce qu’elle est véritablement, c’est-à-dire comme une idéologie qui historiquement justifie une domination. Comprendre la culture de l’Autre, cultiver la tolérance, combattre l’ignorance d’où naissent les préjugés sont des éléments importants, mais insuffisants pour enrayer l’idéologie raciste au sein du système scolaire. Cette idéologie, parce qu’elle est systémique, se reproduit de façon structurelle, c’est-à-dire qu’elle conditionne les rapports entre enseignants et élèves et développe une perception inconsciente qui voit dans l’Autre le perpétuel étranger (étranger à la culture et à la civilisation), l’Autre considéré comme non occidental ou de manière plus précise « non blanc ». Sur un autre plan, la sous-représentativité des minorités ethniques au sein de l’administration scolaire, notamment chez le personnel enseignant, envoie un message clair de biais.

 

En tant qu’institution « organique » de la société capitaliste, l’école, même si elle permet le développement d’une certaine critique de l’idéologie raciste, ne peut élaborer une théorie et une pratique pouvant permettre un dépassement de l’idéologie raciale en son sein et encore moins au sein de la société. Cette critique est en général l’œuvre de certains enseignants et enseignantes conscients de la nature systémique du racisme, mais dont les efforts sont limités par des obstacles occasionnels et structurels de l’institution (attitude raciste de certains enseignants, matériel didactique, etc.).

 

Néanmoins, la question de la lutte antiraciste doit être au centre des préoccupations du système scolaire, même si, tout seul, ce système est incapable d’éradiquer l’idéologie raciste. Penser autrement, c’est faire sienne une utopie qui en réalité ne fait que renforcer l’idée selon laquelle le racisme est le produit de l’ignorance et de la méconnaissance de l’Autre, ce qui invisibilise le fait qu’il doit être analysé dans le cadre de rapports sociaux. L’école, garante de la reproduction sociale, a un grand rôle à jouer dans la lutte antiraciste non pour apporter une solution définitive au racisme, un registre multiforme et complexe, mais plutôt pour déployer un effort continu afin de le combattre au sein de l’institution scolaire et d’atténuer le mieux possible ses effets négatifs.

 

À ce sujet, quelques approches peuvent être prises en considération. L’une des plus importantes serait de continuer d’apporter des changements dans le matériel didactique, particulièrement dans les volumes utilisés pour l’enseignement de l’histoire. L’objectif visé serait d’élaborer une historiographie non eurocentrique. Une autre approche consisterait à mettre sur pied des activités, des groupes de discussion, des causeries sur la situation mondiale contemporaine. L’objectif ici est de développer une compréhension plus approfondie sur les causes des crises actuelles, particulièrement dans les pays du Sud et dans les quartiers populaires ou de communautés racisées. Ce sont deux exemples parmi d’autres. D’autres moyens peuvent être envisagés, mais, disons-le une nouvelle fois, nous ne croyons pas qu’une solution définitive au racisme soit possible à l’intérieur du système social capitaliste, comme c’est le cas également pour le patriarcat et le sexisme. 

 

 

Chantal Ismé

Féministe et militante communautaire

 Alain Saint-Victor

 

 

[1] Marco Fortier, « Racisme systémique dans les universités canadiennes », Le Devoir, 22 octobre 2020.

[2] Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Portrait statistique 2011-2012 des élèves issus de l’immigration. Formation générale des jeunes - Édition 2013, Québec, 2014.

[3] Réseau Réussite Montréal, 26 juin 2020, <https://www.reseaureussitemontreal.ca/dossiers-thematiques/jeunes-issus-de-limmigration/>.

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